Enfances de classe - De l'inégalité parmi les enfants
sous la direction de Bernard LAHIRE ( Seuil, 2019)
De courts (1 page) propos, d'actualité ou pas, sur la manière de prendre en considération, sur le plan théorique et pratique, les situations de handicap dans notre société.
Enfances de classe - De l'inégalité parmi les enfants
sous la direction de Bernard LAHIRE ( Seuil, 2019)
« Changeons de regard » martèle la campagne de communication du gouvernement (octobre 2021) afin de donner une meilleure place dans la société aux personnes en situation de handicap, afin de faire advenir une société inclusive. En effet, un changement de regard favoriserait certainement les représentations négatives sur les personnes handicapées (des personnes de moindre « valeur » que les personnes valides) pour instituer une approche centrée sur la diversité humaine d’égale valeur quelles que soient ses caractéristiques, et par conséquent des fonctionnements sociaux permettant de façon effective leur participation sociale et l’accès aux droits de tous. Mais un changement de regard ne se fait pas hors contexte, sur des principes éthérés de bienveillance, voire de charité. Le regard, les représentations sont ancrées dans un système social qui dépasse et détermine les individus.
« Le temps est fini où l’on pouvait penser que le collectif a une meilleure connaissance que l’individu sur ce qui est bon pour lui » avais-je noté un jour lors de l’une de mes lectures (en omettant de me souvenir de l’auteur !). Les classes sociales, les institutions traditionnelles ne sont plus censées déterminer les modes de vie et de pensée, les parcours ou les postures des personnes, même si les phénomènes de reproduction de classes par exemple sont toujours très présents (davantage même ?). Dorénavant, les personnes sont censées être autonomes, être « les entrepreneurs d’elles-mêmes », à l’appui de tout un registre sémantique promouvant l’individu. Sur le même registre, les institutions spécialisées dans le domaine du handicap laissent place à l’individualisation des projets et des prestations, censés émaner des personnes en situation de handicap elles-mêmes.
L’organisation des réponses aux difficultés et aux situations de handicap que rencontrent les personnes concernées détermine des modèles de pensée et d’action parfois très éloignées de leurs attentes et besoins. Le secteur médico-social, avec ses établissements, services et aujourd’hui offres de services, est le cadre juridico-administratif d’organisation des accompagnements des personnes en situation de handicap. Aujourd’hui, il met en œuvre des réponses organisationnelles en mettant en correspondance des besoins et des prestations. Ce faisant, il fournit une grille de réponses fondées sur un système de représentations (la réforme de l’offre de service n’interroge en définitive pas les conceptions sociales sur le handicap : solidarité, charité, validisme, etc.) propre à la culture et à l’habitus médico-sociaux, issus d’une histoire conceptuelle et de pratiques qui se sont élaborées dans des cadres politiques obsolètes, qui ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Le seul cadre politique dont il est tenu compte en termes de changement est celui de la primauté de l’économique et de la gestion.
Une des conditions unanimement consensuelle afin de favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap dans les différents segments de la société (école, travail, loisirs, espaces physiques…) est de former les différents professionnels de ces différents segments à accueillir les personnes concernées. Et de fait, la méconnaissance des situations vécues par les personnes handicapées et de leurs conditions de vie, associée à des représentations archaïques (handicap = infériorité), constitue d’indéniables obstacles à une véritable participation des personnes concernées aux activités de la société dans laquelle pourtant elles vivent.
Handicap : l'amnésie collective. La France est-elle encore le pays des droits de l'homme ?
de B. KERROUMI et S. FORGERON (Dunod, 2021)
Cet article était initialement prévue pour une conférence lors du colloque organisé à la suite de la publication de l'ouvrage : L'éducation spécialisée : enjeux cliniques, politiques, éthiques, sous la direction de S Fournier et J Rouzel (L'harmattan, 2020). Ce colloque a été annulé pour des raisons de pandémie.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter
au malheur du monde » disait Albert Camus. Entre éducation inclusive et
éducation spécialisée, il importe de dire de quoi ces termes peuvent être le
nom, ou plutôt de dire ce que nomment un projet inclusif ou une société
inclusive, et par ricochet, ce que nomme l’éducation spécialisée dans un tel
contexte. Aujourd’hui, une vision quelque peu diabolisée de l’éducation oppose
sans nuances l’éducation spécialisée aux dispositifs inclusifs. Dans la pensée mainstream,
tout est inclusif, c’est le all inclusive, de l’école à l’écriture, de l’entreprise
à l’immigration. Dans une telle confusion contextuelle et sémantique, il
devient difficile de définir la notion, d’autant que son omni-présence et sa
prétention à une qualification universelle laissent peu de champ à son analyse
critique. Le signifiant est partout, mais qu’en est-il du signifié ?
Peut-on s’autoriser à considérer que, malgré leur opposition, construite dans le discours dominant, éducation inclusive et éducation spécialisée ont quelque chose à voir en commun, qu’il s’agit de deux registres de réponses aux problématiques d’enfants ou d’adultes pour lesquels la société n’est pas adaptée comme ils ne sont pas adaptés à la société existante ? Au-delà du projet inclusif en ce qui concerne les personnes en situations de handicap, c’est bien de la question de société inclusive tout entière dont il s’agit.
Le processus inclusif est souvent considéré (quoique récemment on ait vu le terme appliqué à tous types de situations, au point que le terme finit par ne plus avoir de sens) comme un droit à conquérir par ou pour une seule minorité. Ainsi en est-il de l’inclusion des personnes handicapées dans l’emploi, à l’école, dans l’espace social, etc. Dans cette hypothèse, on retrouve inévitablement de tels obstacles au projet inclusif que l’on se heurte rapidement à un mur de verre laissant la ségrégation se pérenniser et l’inclusion stagner voire régresser. C’est peut-être qu’à ne parler d’inclusion que pour une seule catégorie, la société dans son fonctionnement d’ensemble, non inclusif, reste en l’état. Lorsque la société est inégalitaire, l’accès aux droits d’une catégorie de population restera inégalitaire ; l’hypothétique ilot égalitaire ne résiste pas à la pression inégalitaire de l’ensemble. La velléité d’inclusion se diluera dans l’exclusion d’autres populations, dans la discrimination, au sein de la population, selon d’autres caractéristiques ou appartenances.
Les définitions d’une école inclusive mettent en avant l’unicité d’un système accueillant indistinctement tous les enfants en âge d’être scolarisés, associée à la diversité des réponses individuelles ou collectives apportées aux élèves au sein dans ce système unique. Toutes les organisations, tous les dispositifs, toutes les mesures, toutes les représentations qui vont à l’encontre de cette définition, fussent-ils qualifiés parfois d’inclusifs, ne le sont en définitive pas, et mettent des obstacles à l’évolution du système éducatif vers l’inclusivité.
Qu’est-ce qui réunit aujourd’hui un certain nombre de personnes sous la catégorie « handicapé » ? Ce n’est pas la ressemblance relativement à ce qui est à l’origine de leur catégorisation, à savoir les déficiences, maladies, troubles, incapacités qui les assignent à faire partie d’une catégorie administrative. En effet qu’ont en commun une déficience visuelle et un polyhandicap, une déficience motrice et un trouble psychique ? Si ce n’est que des limitations d’activité ou des restrictions de participation sociale sont « subies » pour ces raisons, comme le dit la définition de la loi de 2005. Si ce n’est aussi que ces caractéristiques ont en commun d’être des anomalies par rapport à des normes appartenant à des personnes qui n’ont pas de problèmes de santé, ainsi que l’OMS définit les situations de handicap.
Les ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire) sont les héritières des CLIS (Classes d’Intégration scolaire). Elles ont gardé de cet héritage un certain nombre d’éléments, et ont quand même modifié leur fonctionnement correspondant aux nouvelles politiques inclusives. Elles sont présentées aujourd’hui, dans le discours politique et gouvernemental, dans la presse, dans les associations, dans le public, comme la concrétisation d’un mouvement ou d’un état de fait inclusifs, comme la marque d’une école plus inclusive, comme le témoignage de la fin de la ségrégation scolaire. Ainsi en va-t-il de l’autosatisfaction à voir croître le nombre d’ULIS ou des revendications d’en créer davantage.
Quand on parle de surdité en général, en citant par exemple le nombre de sourds et malentendants en France, on se réfère le plus souvent à une caractéristique censée réunir toutes ces personnes, celle de ne pas entendre, à aux préoccupations conséquentes, celles d’agir contre cette situation, c’est-à-dire de mieux entendre. Comme si ces personnes étaient réduites à cette caractéristique. Là où une telle caractéristique, biologique, réunit des personnes que d’autres caractéristiques culturelles, sociales ou développementales séparent ou opposent. Lorsqu’un service offre des prestations indifféremment à toutes les personnes qui ont une déficience auditive (une application, un service d’accompagnement ou de soutien, une aide technique, etc…), elles sont le plus souvent centrées sur les effets de la déficience. Elles omettent l’approche situationnelle des situations d’obstacles à la participation, à la citoyenneté, à l’accès aux droits des personnes qui n’ont pas les capacités auditives de la majorité de la population : la plupart du temps, il s’agit de mieux entendre.
Agitation, troubles de l’attention, difficultés d’apprentissages, dysphasies, dyslexies, dyspraxies, dysgraphies, dyscalculies, troubles de raisonnement logico-mathématique, troubles d’organisation et de planification du travail scolaire… Tous ces dysfonctionnements n’ont pas (plus) leur place à l’école. Certes les enfants qui manifestent ces difficultés et ces dysfonctionnements sont présents à l’école. Mais la recherche de solutions et réponses pédagogiques n’est plus au sein de l’école. Ces élèves sont renvoyés, en dehors de l’école, à des traitements médicaux, para-médicaux ou rééducatifs auprès d’orthophonistes, de psychomotriciens, d’ergothérapeutes, de psychologues ou autres thérapeutes.
Le discours officiel se fait fort aujourd’hui de communiquer
l’idée que le gouvernement est celui qui a fait, fait et fera le plus en faveur
des élèves en situation de handicap, instituant ce discours en vérité et
réalité discursive. Loin de ce que vivent et ressentent les parents d’enfants
handicapés, leurs associations, les professionnels de l’éducation (enseignants)
ou les professionnels de leurs accompagnements (AESH, professionnels du secteur
médico-social).
Mais, et c’est là un obstacle majeur à l’inclusivisation de l’école, cette inclusion n’est pensée que pour les élèves en situation de handicap. Quand il s’agit d’inclusion à l’école, les politiques ou la presse ne font référence qu’aux élèves en situation de handicap. Pas à tous ceux qui ne parviennent pas, pour une multitude de raisons, à suivre les mêmes rythmes et les mêmes modalités d’apprentissages que la majorité des élèves. Ceux qui pourtant sont identifiés, sans catégorisations a priori, comme des élèves à besoins particuliers, et qui sont nombreux à l’école : ce sont ceux qui dès le début de leur scolarisation parfois, ou au cours de celle-ci, vont rencontrer des difficultés d’apprentissage, être en échec, et achever leur scolarité dans des « voies de garage », et galérer ensuite dans leur insertion professionnelle.
Comprendre la condition handicapée
de Henri-Jacques STIKER, érès, 2021
L’idée inclusive postule, dans son principe, qu’il n’y a pas
de frontière tracée, pas de ségrégation, entre ceux que la société désigne
spontanément comme « normaux » et ceux qu’elle désigne comme « différents »,
que la catégorie « différents » s’efface dans un seul ensemble, celui
des singularités de tous et des appartenances diverses. Encore faut-il que les
environnements, physique, social, attitudinal, n’instituent pas des frontières
et des catégorisations. Le fonctionnement social et sociétal contredit d’emblée
ce postulat par les catégorisations du handicap : il y a des handicapés,
et il y a les autres.
Ces environnements fournissent par conséquent, au public en général ainsi qu’aux professionnels engagés dans les rapports avec les personnes en situation de handicap, des grilles pour penser les situations de ces personnes et des cadres d’action et d’organisation avec elles. La situation des Sourds est emblématique des impasses d’une société dite inclusive qui maintient ce type de catégorisations.
Le secteur médico-social se trouve à la croisée de plusieurs chemins. Son fonctionnement, issu d’une histoire longue, est aujourd’hui inadéquate avec la manière de prendre en considération les personnes en situation de handicap, leurs besoins, leurs aspirations, leurs situations de vie et leur place dans la société. Là où ces personnes demandent à accéder aux droits fondamentaux, à l’autonomie, à l’autodétermination, à la participation sociale, à la citoyenneté, bref à l’égalité avec les autres personnes, les institutions spécialisées n’ont jusqu’à maintenant donné que des possibilités restreintes et restrictives. Un certain nombre de solutions alternatives se sont toutefois mises en place, dans les marges, avec la volonté de se mettre en adéquation avec les réalités issues des évolutions sociétales.
Le goût de l'effort - La construction familiale des dispositions scolaires
de Sandrine GARCIA, PUF, 2018
Il n’est pas de jours où l’on voit dans la presse, générale ou spécialisée, ou sur les réseaux sociaux des « scoops » sur de nouvelles découvertes sur les origines, les causes ou la nature de différents maladies, troubles ou déficiences. Ici une nouvelle séquence génétique est découverte pour telle maladie rare, là c’est une zone du cerveau qui s’active pour les sujets ayant tel trouble, ou encore l’on découvre un nouveau dysfonctionnement de synapses qui serait susceptible d’expliquer telle déficience. Ces découvertes sont censées pouvoir préciser des diagnostics, voire éviter de poser de faux diagnostics. Le développement des neuro-sciences est d’un apport majeur à ce niveau, et l’on ne peut que se réjouir de telles avancées. Même si les acteurs de telles découvertes ne sont pas dans une telle posture, bien souvent elles sont présentées comme une condition essentielle dans la réduction des handicaps.
On pense naïvement que toute aide apportée à un élève en difficultés, parmi lesquels les élèves en situation de handicap, l’aide effectivement et favorise ses apprentissages. Mais pour évaluer ceci, il est nécessaire de mettre en perspective et de prendre en considération le fonctionnement de l’école. Il fut un temps où il y avait « deux » écoles qui ne se rejoignaient pas, « l’école des riches » et « l’école des pauvres », fussent-elles dans le système de l’Education nationale. Les espaces scolaires étaient séparés, et les finalités n’étaient pas les mêmes : les enfants des « riches » étaient destinés aux professions les plus dotées, les enfants des « pauvres » étaient destinés à devenir ouvriers, paysans ou employés. Quelques bifurcations, certaines remarquables, attestaient des possibilités d’ascension sociale, argument du mérite républicain, qui se sont élargies au fur et à mesure des besoins de l’économie, mais ne remettaient pas en cause fondamentalement les mécanismes de reproduction sociale.
Dans les bonnes pratiques préconisées pour favoriser l’accueil et la participation des élèves en situation de handicap à l’école et aux activités d’apprentissage, sont indiquées la connaissance du handicap, les activités de compensation à mettre en place par les services médico-sociaux (ou libéraux) et les aménagements pédagogiques à effectuer par les enseignants. Autant ces derniers sont pertinents comme catégorie de réponses pour permettre une adaptation du système éducatif à la diversité des élèves et des profils d’apprentissage et aux obstacles rencontrés par les uns ou les autres, autant les deux premières indications interrogent quant à leur nature et à leurs modalités de mise en place.
Je connais une éducatrice spécialisée, titulaire de son
diplôme depuis plusieurs années, qui a effectué sa formation
« normalement » dans un institut de formation de travail social, qui
a eu son diplôme « normalement ». Et pourtant, elle est toujours sans
emploi depuis l’obtention de son diplôme. Ceci expliquant indubitablement cela,
elle est « handicapée » : elle a une déficience motrice
importante, elle se déplace en fauteuil et a des besoins d’aide humaine dans
certaines circonstances.
Etant éducatrice spécialisée, elle s’est adressée, pour trouver un emploi, aux organisations et institutions recrutant de tels professionnels, c’est-à-dire ceux du secteur médico-social, social ou sanitaire. Ces secteurs, faut-il le rappeler, sont chargés, spécifiquement pour certains d’entre eux, d’accompagner des personnes en situation de handicap, comme l’est cette éducatrice spécialisée. Elle n’a essuyé que des refus : « trop compliqué d’embaucher une personne avec un tel handicap » ; « il y a une trop grande restriction d’activités pour cette personne par rapport au travail demandé » ; « les locaux sont inadaptés » ; « comment pourra-t-elle faire avec des handicapés difficiles ? », et autres propos moins soft. Donc, là où des organisations ont pour mission d’intervenir, d’accompagner des personnes en situation de handicap vers l’autonomie, l’autodétermination, l’insertion et la participation sociale et professionnelle, l’une de ces personnes en situation de handicap ne peut pas travailler, n’a pas droit de cité.
On rencontre de plus en plus souvent, dans le discours médiatique ou dans les discours professionnels et de spécialistes, les termes de « situation de handicap ». Cela signifie-t-il que l’on a changé de modèle explicatif concernant les situations vécues par les « personnes handicapées » ? Que l’on est passé d’un modèle attribuant à la personne ayant telles ou telles caractéristiques de déficience, de troubles ou d’incapacités à un modèle situationnel qui explique la situation de handicap vécue par une personne par la rencontre entre ses propres caractéristiques et les caractéristiques de son environnement, rencontre ou interaction qui a des effets sur les situations et les habitudes de vie ? Ou bien la formulation en termes de « situation de handicap » ne fait-elle que remplacer, sans changement majeur ni de représentations ni de pratiques, la formulation en termes de « handicapé », terme qui lui-même avait remplacé, sans changements majeurs non plus, les termes de déficience et d’incapacités ?
Nombre d’évolutions sociétales se parent du qualificatif de
progrès, et même de révolution, alors qu’elles ne sont que le projet ou l’effet
de choix dans des systèmes idéologiques, c’est-à-dire des choix d’un certain
découpage de la réalité. Et bien souvent un simple changement de découpage, qui
est de fait une évolution ou un changement, apparait et est présenté comme
progrès, quand bien même ce découpage renvoie à une situation bien antérieure.
La plupart du temps, lorsque ce nouveau découpage survient, il est affirmé
comme progrès incontournable, et non comme un choix parmi d’autres.
A l’intérieur même d’un certain discours politique
promouvant l’inclusion à l’école et un système éducatif inclusif, il existe une
« idéologie » qui crée les conditions d’une école partagée entre une
évolution inclusive et une évolution qui met en place des obstacles à
l’inclusion. Les évolutions vers l’inclusion sont connues et font l’objet de
nombreuses communications : des textes réglementaires, des
sensibilisations et des formations, des nouveaux dispositifs, etc… Certains
obstacles sont également connus : le manque de moyens, les dispositifs
semi-inclusifs, les réticences de certains professionnels, etc…
D’autres phénomènes, plus subtils, sont présents dans cette « idéologie », et contribuent à rendre paradoxalement l’école en difficulté pour devenir inclusive. Ainsi la médicalisation des difficultés scolaires est-elle susceptible de justifier une certaine exclusion de l’école en accroissant les inégalités entre élèves.
Les représentations des professionnels sur les
caractéristiques des personnes qu’elles accompagnent sont bien souvent établies
sur des a priori. Ces idées préconçues régissent les services et prestations
fournis, en n’autorisant pas toujours la mise en œuvre des projets d’autonomie
pourtant fortement affirmés. La situation de Jérôme l’illustre parfaitement.
Jérôme est un adolescent de 14 ans, dont le diagnostic de « dysphasie » a déjà été prononcé il y a quelques années. Faute de place dans des dispositifs de son lieu d’habitation (un milieu rural dispersé), il n’a pas eu d’accompagnement pendant un certain temps en dehors d’un suivi orthophonique, dont le bilan indiquait l’insuffisance. Un changement intervient dans la structure familiale, Jérôme et sa mère viennent habiter dans une grande ville, et il a été orienté vers un institut d’éducation sensorielle, qui disposait de places dans des dispositifs spécifiques pour jeunes dysphasiques, sous forme de classes externalisées (mais non incluses) dans un collège.
Quand on accueille à l’école des élèves « handicapés » dont le statut leur est conféré par une institution dédiée à une population instaurée comme catégorie populationnelle, on accueille avant tout ces enfants ou ces jeunes comme possédant une identité faite de caractéristiques physiques, mentales, psychiques ou sociales, diagnostiquées dans les catégories de déficiences, maladies ou troubles, avec les incapacités qui sont reliées à ces catégories. Ce ne sont pas des élèves, ce sont des élèves handicapés. Cependant, le handicap a socialement une image, une valeur et des caractéristiques, malgré certains changements contemporains, dont le propre est la stigmatisation, l’infériorisation et, plus rarement, une identité positive.
La novlangue, terme « inventé » par
l’écrivain George Orwell dans son roman 1984, désigne cette langue
totalitaire de l’Angsoc, où le mot utilisé qualifie son contraire :
« La liberté, c’est l’esclavage, la paix c’est la guerre, la connaissance
c’est la force ».
Les personnes ayant des déficiences, des maladies, des troubles, des incapacités, vivent des situations de handicap selon les environnements dans lesquels ils vivent, qui les mettent hors société, tant à l’école qu’au travail, dans l’habitat comme dans l’exercice de leur citoyenneté. Par exemple, le taux de non emploi des personnes en situation de handicap est le double de celui des personnes non handicapées ; de nombreux élèves en situation de handicap ne sont pas scolarisés, ou le sont de manière très partielle (quelques heures par semaine) fautes d’aides humaines suffisantes ou d’aménagements pédagogiques ; l’espace public n’est que très partiellement aménagé ou accessible. Les droits de ces personnes à être avec et comme tout le monde sont par conséquent loin d’être respectés.
La réforme en cours du secteur médico-social, SERAFIN-PH (services et établissements : réforme pour une adéquation des financements aux parcours des personnes handicapées), tente de résoudre les problèmes actuels de l’insatisfaction des accompagnements et de l’inadéquation des financements. Pour cela, la réforme s’appuie sur une mise en correspondance entre une nomenclature des besoins des personnes et une nomenclature des prestations des établissements et services, préalable à la détermination d’un financement des prestations. Le principe n’est pas contestable : il s’agit bien d’améliorer les parcours des personnes en situation de handicap et leurs accompagnements, en même temps que de rendre adéquat à leurs besoins les prestations et leurs financements.
Il y a peu de temps, sur les réseaux sociaux, je suis tombé sur une information « likée » par une personne que je pensais militante de l’inclusion et qui partageait un article de presse dont titre était : « Ecole XXX, une école où tous les enfants sont dys ! ». L’article était tout à fait élogieux envers cet établissement scolaire qui accueillait une telle population, qui n’aurait pas trouvé de place satisfaisante dans les établissements scolaires existants. L’article pensait illustrer une modalité exemplaire d’une école désormais qualifiée d’inclusive, et qui en tant que système, était capable de mieux prendre en compte des scolarités problématiques comme celles des enfants « dys ».
d'Olivier Cousin (Le bord de l'eau, 2018)
La pandémie a mis en évidence le grave problème de l’hôpital public dont les moyens se sont avérés insuffisants et le fonctionnement inadapté. C’est la conscience professionnelle (et plus) des soignants et autres personnels qui a permis à l’hôpital de ne pas sombrer quant à ses missions de soins. Mais ce n’est nullement la philosophie de fonctionnement et de gestion de l’hôpital, qui ont été questionnés, qui l’ont permis. Des rapports, des revendications, des luttes avaient depuis longtemps donné l’alerte et pointé un problème qui est devenu manifeste et visible de tous lors de la crise dite sanitaire. Sans d’ailleurs que les orientations de gestion de la santé et de l’hôpital aient le moins de monde été modifiées à partir de l’expérience de cette crise.
Le taux d’emploi des personnes en situation de handicap est préoccupant. Celui des personnes non handicapées l’est aussi, et encore plus dans la situation de crise sanitaire et sociale que nous continuons à vivre. Mais celui des personnes en situation de handicap est de l’ordre du double de celui des personnes non handicapées, et la croissance de leur non emploi est beaucoup plus forte que celle des autres. Par ailleurs, les taux de sortie des ESAT (établissements et services d’aide par le travail) vers le travail « ordinaire » est en chute importante : les travailleurs handicapés qui y travaillent savent qu’ils y passeront leur vie professionnelle. Pendant que certains travailleurs qui n’en peuvent plus du travail et de ses conditions « espèrent » une reconnaissance en qualité de travailleur handicapé (RQTH) pour pouvoir prétendre à entrer dans un ESAT.
Article publié dans AgoraVox, média en ligne le 16 février 2021
Les personnes en situation de handicap ont été longtemps
considérées comme des objets de soins et de rééducations. La convention
relative aux droits des personnes handicapées (ONU, 2006) laissait espérer des
changements de modèles d’accompagnement pour les constituer en sujets de droits.
Est-ce bien sûr ?
Des discours consensuels et les argumentaires de politiques publiques pourraient laisser penser que la prise en considération des personnes en situations de handicap connait un changement de paradigme. D’une approche individuelle centrée sur la déficience et les incapacités, et sur les soins et rééducations conséquents, on serait passé à un modèle de participation sociale et de reconnaissances des droits des personnes. On serait « sorti » d’une approche validiste qui n’accorde l’humanité pleine, entière et effective qu’à ceux qui ont une intégrité (l’absence de déficience) physique, psychique ou mentale, pour « entrer » dans une approche qui accorderait autant de reconnaissance et de participation à la société à tout un chacun, sur la base de l’égalité des droits, quelles que soient ses caractéristiques individuelles, physiques, psychiques ou mentales.
Dans une période qui se veut formellement (mais pas dans la vraie vie !) égalitaire en ce qui concerne les droits et les chances, la hiérarchie des valeurs entre situations de handicap demeurent, ou plutôt les hiérarchies de valeur entre nature des handicaps et leurs manifestations dans les situations de vie. On préfère avoir à faire avec un « moins handicapé » qu’à une personne davantage handicapée. En dépit des dénégations droits-de-l’hommistes de l’égalité de valeur de tous, les représentations, et les actes conséquents, sont ancrées dans un inconscient individuel et collectif qui hiérarchise la valeur des uns et des autres.
Résumé
Des changements importants sont en cours dans le fonctionnement des services et l’accompagnement des personnes en situation de handicap, mettant en jeu les acteurs de ce fonctionnement que sont le discours sociétal et les politiques publiques, les organisations de services et les professionnels. Toutefois, ces changements se heurtent à des résistances, dont l’une des causes pourrait se trouver dans les paradoxes mêmes des modalités de mise en œuvre des changements. En effet, du côté des professionnels, les changements sont opérés de manière unilatérale par les politiques publiques et les organisations, dépouillant les professionnels de toute créativité et tout sens, en les contraignant à adhérer à des représentations, actions et organisations élaborées loin d’eux. Pour lever les obstacles de ces résistances, qui nuisent à la pleine participation des personnes en situation de handicap, il conviendrait de penser autrement l’engagement des professionnels dans la mise en sens de leur action.
Mots-clé
aliénation, changement,
engagement, médico-social, pratiques professionnelles, résistances, sens du
travail
Dans la pensée courante aujourd’hui, nonobstant les discours bisounours sur le management « progressiste », on prétend vouloir changer les pratiques professionnelles à partir des changements des organisations. Ainsi, dans le secteur médico-social, les pratiques d’accompagnement qui se substituent aux pratiques de prise en charge ne se conçoivent-elles que comme le résultat des évolutions des organisations qui les mettent en œuvre. Ainsi les plateformes de services se substituant aux institutions traditionnelles doivent-elles être à la source et à l’origine de changement de pratiques mettant l’accent sur la personnalisation des parcours, la planification individualisée des services et l’accompagnement dans le milieu ordinaire.
Les meilleurs handicapés, les plus méritants, ceux qui font l’admiration du public et des médias, sont ceux qui ont réussi à surmonter, compenser, réduire, supprimer les caractéristiques personnelles qui justement fondaient leur handicap. L’exploit du handicapé serait d’avoir dépassé ou nié matériellement ou symboliquement sa déficience ou son incapacité. A l’heure de la reconnaissance de la diversité humaine et de sa neurodiversité, de la reconnaissance des droits d’égalité des personnes en situation de handicap, de la recherche de la valorisation de leurs rôles sociaux, de la volonté d’accessibilité pour adapter les environnements pour leur donner une juste place, il est paradoxal de voir célébrer des valeurs qui en définitive indiquent que malgré tout une personne handicapée qui garde ses caractéristiques de déficience et d’incapacités a moins de valeur que celle qui « gagne » sur ou contre ces caractéristiques.
Dans le domaine de l’accompagnement social ou médico-social, il est demandé aux accompagnateurs d’être à l’écoute des besoins et des aspirations des usagers, d’être attentifs au respect et à l’effectivité de la mise en œuvre des droits humains, de ne pas imposer de réponses inappropriées. Dans cet esprit des recommandations de bonnes pratiques sont mises à disposition, l’offre des services médico-sociaux se renouvelle avec la réforme SERAFIN-PH, et de nombreux outils d’évaluation et de contrôle de l’activité sont en cours d’installation. Tous ces outils sont censés être mis en place au profit des personnes concernées. Mais c’est oublier les raisons profondes et l’idéologie qui président aux formes que prend cette évolution. Non pas sur l’intention de favoriser une meilleure participation et un meilleur accès aux droits des personnes en situation de handicap, légitimes, mais dans les conditions sociales et organisationnelles dans lesquelles les choses se passent. A tel point que parfois « l’usager » et ce qui lui est attaché ne sert que de prétexte à forcer des évolutions structurelles, à obtenir des résultats performants (économiquement et organisationnellement) sur le terrain.
On peut se féliciter des avancées de la société inclusive, ou plus précisément de la croissance des dispositifs inclusifs. Mais justement, cette croissance est-elle le signe d’une plus grande inclusivisation de la société, ou au contraire la résistance de celle-ci à être inclusive ? Indubitablement, le nombre et la qualité des dispositifs et organisations inclusifs est en croissance, permettant à de plus nombreuses personnes en situation de handicap d’être présents dans les institutions ordinaires (famille, école, travail, santé, logement, espace public…). Une récente publication de la DREES (Etudes et Résultats, n°1170, nov 2020, Offre d’accueil des personnes handicapées dans les établissements et services médico-sociaux fin 2018) met en évidence ces évolutions lorsque l’on compare les résultats 2014/2018.