L'admirable négation du handicap
Les meilleurs handicapés, les plus méritants, ceux qui font l’admiration du public et des médias, sont ceux qui ont réussi à surmonter, compenser, réduire, supprimer les caractéristiques personnelles qui justement fondaient leur handicap. L’exploit du handicapé serait d’avoir dépassé ou nié matériellement ou symboliquement sa déficience ou son incapacité. A l’heure de la reconnaissance de la diversité humaine et de sa neurodiversité, de la reconnaissance des droits d’égalité des personnes en situation de handicap, de la recherche de la valorisation de leurs rôles sociaux, de la volonté d’accessibilité pour adapter les environnements pour leur donner une juste place, il est paradoxal de voir célébrer des valeurs qui en définitive indiquent que malgré tout une personne handicapée qui garde ses caractéristiques de déficience et d’incapacités a moins de valeur que celle qui « gagne » sur ou contre ces caractéristiques.
Le médecin qui rend l’ouïe aux sourds et les fait entendre,
celui qui guérit les aveugles (non, ici il ne s’agit pas de Jésus !)
restent des figures admirables car elles sont celles qui rendent les personnes
handicapées au monde, ce monde « ordinaire » considéré comme celui
auquel il faut accéder, comme celui qui témoigne de la normalité humaine, en
négation avec le respect de la vie humaine considérée dans sa diversité.
Dans l’espace public médiatique, quoi de plus admirable en
effet qu’un sourd profond qui écoute de la musique classique (le monde normal
est celui qui apprécie Mozart), qui devient avocat (dont la tâche est justement
de maitriser l’élocution) ou encore qui « parle normalement »
(c’est-à-dire en utilisant la langue orale) ? Bien sûr la langue des
signes est reconnue, mais davantage comme objet esthétique que comme langue de
droit des Sourds, comme en témoigne les difficultés de son utilisation dans
l’éducation des jeunes sourds. Quoi de plus admirable qu’un aveugle qui fait de
la photo ou qui skie sur des pistes enneigées ? Quoi de plus admirable
qu’une personne ayant une déficience motrice qui devient un athlète dans un
sport individuel ou collectif ? Quoi de plus admirable qu’une personne
ayant une trisomie 21 et qui fait des études secondaires et supérieures (ou
même qui devient enseignante, comme c’est le cas pour une personne en Argentine) ?
Bien évidemment ces situations sont admirables, et d’un
certain point de vue elles favorisent des changements de représentations,
permettant une meilleure reconnaissance des personnes en situations de
handicap. Ainsi les jeux paralympiques ont-ils contribué à donner une bonne
image d’une réalité diverse. Découvrir qu’une personne ayant une trisomie 21
peut faire des études rompt avec l’habitude de les penser comme ayant tous systématiquement
une incapacité intellectuelle identique et en conséquence un même destin de
travailleur handicapé dans un établissement spécialisé. De tels exemples,
repris dans la presse, contribuent à une sensibilisation à leurs droits à une
place pleine et entière dans la société.
Mais c’est en même temps du validisme (le validisme est une
forme de préjugé ou de traitement défavorable contre les personnes vivant un
handicap, un point de vue valide), mais un validisme inversé. Parler d’une
personne en situation de handicap en disant « Oh la pauvre ! »
est du même registre que l’héroïsation de celles qui ont justement surmonté ou
dépassé les caractéristiques qui précisément font partie de la personne, et
dont l’interaction avec l’environnement peuvent produire des situations de
handicap. Ce qui est nié dans cette représentation, c’est en quelque sorte la
nature d’une situation de handicap. L’exploit individuel (de celui qui guérit
ou de celui qui dépasse sa condition) est ce qui justifie du maintien dans les
normes inchangées de la normalité : il vaut mieux dépasser sa condition
handicapée en gagnant sur ses caractéristiques, qui sont pensées dans ce
contexte comme des caractéristiques « négatives », « déviantes »,
« sous-humaines ». Le destin de tout handicapé serait de devenir ce
héros accédant au monde normal !
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