Normalité, différence et surdité
L’idée inclusive postule, dans son principe, qu’il n’y a pas
de frontière tracée, pas de ségrégation, entre ceux que la société désigne
spontanément comme « normaux » et ceux qu’elle désigne comme « différents »,
que la catégorie « différents » s’efface dans un seul ensemble, celui
des singularités de tous et des appartenances diverses. Encore faut-il que les
environnements, physique, social, attitudinal, n’instituent pas des frontières
et des catégorisations. Le fonctionnement social et sociétal contredit d’emblée
ce postulat par les catégorisations du handicap : il y a des handicapés,
et il y a les autres.
Ces environnements fournissent par conséquent, au public en général ainsi qu’aux professionnels engagés dans les rapports avec les personnes en situation de handicap, des grilles pour penser les situations de ces personnes et des cadres d’action et d’organisation avec elles. La situation des Sourds est emblématique des impasses d’une société dite inclusive qui maintient ce type de catégorisations.
La déficience auditive, caractéristique corporelle qui
définit socialement la surdité, est considéré comme une marque de
l’anormalité : est « normal » celui qui entend. Dans ce
postulat, la différence s’exprime comme un manque : un défaut d’audition,
et les Sourds sont définis comme des personnes à qui il manque d’entendre. Mais
du point de vue des personnes sourdes, ce n’est pas ainsi que s’exprime la
différence : leur audition leur importe peu, mais leur importent davantage
leur langue (la langue des signes), leur culture propre, leur rapport au monde
et à la société, la manière dont les enfants sourds sont éduqués, etc. Il y a
bien donc une contradiction entre deux approches de la situation des personnes
sourdes dans la société. La première approche est déficitaire /
intégrative : pour être dans la société, les sourds doivent mieux entendre
et mieux communiquer dans la langue orale dominante ; la seconde approche
est différentialiste / inclusive : pour faire partie de la société, les
Sourds restent sourds, avec leurs spécificités et leurs capacités, et la
société se doit de s’adapter (se rendre accessible) afin qu’ils puissent avoir
une place satisfaisante dans la société.
Le choix d’une grille de lecture s’observe de manière
critique dans l’éducation des enfants sourds. L’éducation des jeunes sourds est
soumise de manière très contrainte aux conditions d’un diagnostic, avec ses
suites élaborées dans la logique médicale de traitements d’une maladie qualifiant
encore la surdité : équipements prothétiques, rééducation orthophonique et
éducation oraliste. Lorsqu’une scolarisation individuelle s’avère difficile
malgré ces « traitements », c’est le secteur médico-social qui vient
en appui ou prend le relais, mais toujours avec la même grille de lecture.
L’accompagnement médico-social ne peut se départir d’une approche et d’une
action « réhabilitrices » ou réparatrices auxquelles son organisation
la prédestine. Un « institut d’éducation sensorielle » rééduque l’oreille,
n’a pas pour objectif, sauf à déroger à son statut politique, de développer une
éducation bilingue (avec la langue des signes) sans y apporter son obligation
médicale et sociale.
Les revendications d’éducation bilingue (enseignement en
langue des signes et non pas de la langue des signes) y apparaissent
incongrues, exagérées, extrémistes. Longtemps les directions d’établissement et
les personnels en particulier médicaux et paramédicaux se sont opposés à la
pratique de la langue des signes, encore plus à une éducation en langue des
signes. Lorsque des parents y prétendaient, ils étaient soit conviés à chercher
ailleurs des réponses, soit vilipendés comme manquant à leurs devoirs éducatifs
en particulier lorsqu’ils refusaient les réponses médicalisées contenues dans
le « pack » des réponses obligatoires. C’est ainsi que les réponses
aujourd’hui sont encore largement insuffisantes dans l’offre d’éducation
bilingue aux enfants sourds. Tant que cette approche trouvera à se développer,
du diagnostic à l’éducation, on ne pourra prétendre à la qualification de
société inclusive, les différences à prendre en compte relevant encore de
l’anormalité.
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