Education inclusive, éducation spécialisée
Cet article était initialement prévue pour une conférence lors du colloque organisé à la suite de la publication de l'ouvrage : L'éducation spécialisée : enjeux cliniques, politiques, éthiques, sous la direction de S Fournier et J Rouzel (L'harmattan, 2020). Ce colloque a été annulé pour des raisons de pandémie.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter
au malheur du monde » disait Albert Camus. Entre éducation inclusive et
éducation spécialisée, il importe de dire de quoi ces termes peuvent être le
nom, ou plutôt de dire ce que nomment un projet inclusif ou une société
inclusive, et par ricochet, ce que nomme l’éducation spécialisée dans un tel
contexte. Aujourd’hui, une vision quelque peu diabolisée de l’éducation oppose
sans nuances l’éducation spécialisée aux dispositifs inclusifs. Dans la pensée mainstream,
tout est inclusif, c’est le all inclusive, de l’école à l’écriture, de l’entreprise
à l’immigration. Dans une telle confusion contextuelle et sémantique, il
devient difficile de définir la notion, d’autant que son omni-présence et sa
prétention à une qualification universelle laissent peu de champ à son analyse
critique. Le signifiant est partout, mais qu’en est-il du signifié ?
Peut-on s’autoriser à considérer que, malgré leur opposition, construite dans le discours dominant, éducation inclusive et éducation spécialisée ont quelque chose à voir en commun, qu’il s’agit de deux registres de réponses aux problématiques d’enfants ou d’adultes pour lesquels la société n’est pas adaptée comme ils ne sont pas adaptés à la société existante ? Au-delà du projet inclusif en ce qui concerne les personnes en situations de handicap, c’est bien de la question de société inclusive tout entière dont il s’agit.
L’inclusion est aujourd’hui comprise et
présentée d’une part à travers la mise en place de dispositifs qui parfois ne
diffèrent guère de ce qui se mettait en place sous les termes d’intégration ou
d’insertion, d’autre part à travers la mise en scène fictive de la loi de 2005
qui serait d’ores et déjà parvenue à une réelle égalité des droits et des
chances, à une réelle participation sociale et citoyenneté.
Le modèle d’une société inclusive, par-delà
les effets de communication et les instrumentalisations auxquels il laisse
place, ne met pas en jeu seulement des dispositifs de fonctionnement, ceux qui
se sont succédés de l’éducation spécialisée à l’intégration ou l’insertion,
puis à l’inclusion. Il met en jeu plus fondamentalement le modèle de l’humain,
du rapport entres les humains, et en particulier du rapport entre les humains
dits valides et les humains dits non valides, entre ceux qui sont considérés
dans les normes et ceux qui sont considérés en écart avec ces normes, pour
diverses raisons. Et il le met en jeu dans un sens et dans des perspectives qui
peuvent être extrêmement favorables à ces derniers, celles qu’on caractérise
aujourd’hui comme étant en situation de handicap, pour peu qu’on fasse l’effort
de définir précisément les notions en question.
Dans les modèles qui ont précédé celui de
la perspective inclusive, il existait délibérément deux mondes, qui
déterminaient les places de chacun dans chaque monde. Aux personnes dites normales,
le monde normal, plus ou moins adapté à ceux qui en faisaient partie, à ceux
qui étaient à l’intérieur des frontières et des normes qui régissaient ce
monde. Aux personnes non normales, qu’elles se soient appelées arriérées,
inadaptées, invalides, malades, handicapées, violentes, caractérielles, en
danger, etc., un ou des autres mondes parallèles, dont les frontières avec
l’autre monde étaient étanches. La coexistence de ces deux mondes était
légitime et légitimée, à peine entamée par les conditions restrictives du
modèle transitoire de l’intégration.
L’éducation spécialisée s’est créée,
construite, développée, avec des ruptures et des continuités, du milieu du
XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle. Sa mission était
celle de « s’occuper » des populations concernées, sous les formes
historiques qui se sont succédées et superposées, de la charité, de la
bienfaisance, de l’assistance, de l’éducation, du soin, de la réadaptation, de
la rééducation, de l’intégration et de l’insertion. Les objectifs tentaient de
concilier, avec plus ou moins d’importance selon les modèles, la protection due
aux plus vulnérables et le retour autant que possible dans le monde ordinaire.
Mais l’idéal restait le monde ordinaire, ce monde « spécialisé »
étant celui qui s’imposait quand le premier refusait ces populations, et celui
duquel il fallait s’extraire pour être considéré comme pleinement humain.
Avec le modèle inclusif, c’est cette
division du monde qui est bousculée et délégitimée. Le « nouveau
monde », ou le « monde d’après » pour reprendre une terminologie
qui a eu cours récemment, est en train de se mettre en place avec le modèle de
la société inclusive, qui n’est pas un dispositif d’organisation, mais un
horizon politique et éthique. Et c’est un monde qui est contraint de modifier
ses frontières pour mettre à l’intérieur ceux qui auparavant étaient assignés
au-delà de la frontière. Bien évidemment, un tel changement de composition
sociale exige aussi que l’ancienne composition sociale se modifie afin que
chacun puisse y trouver sa place. Et c’est là que se situent différents
dispositifs dits d’inclusion, dont certains en définitive ne sont pas
inclusifs, et dont d’autres ne sont que le déplacement de l’exclusion de
l’extérieur vers l’intérieur, avec parfois des conditions encore pires.
Le modèle inclusif interroge bien
évidemment l’éducation spécialisée en tant que dispositif répondant à des
besoins situés en dehors des normes, celles-ci étant définies autrefois pour
les « normaux » et dorénavant en train de se définir pour tous,
quelles que soient les caractéristiques personnelles des personnes qui en font
partie. Bien évidemment, l’éducation spécialisée en tant que système a beaucoup
évolué, des institutions fermées qu’on a parfois qualifiées de totalitaires à
l’accompagnement individuel à domicile ou dans les institutions de la vie
ordinaire que sont la famille, l’école, le travail ou l’espace public. C’est
bien dans ces dernières initiatives qu’on trouve la contribution de l’éducation
spécialisée dans la construction de l’idéal inclusif.
Mais l’éducation spécialisée n’est pas au
bout de son changement de chemin. Tant qu’elle est affectée du qualificatif
« spécialisée », elle persiste à dessiner une frontière séparant ceux
qui relèvent du spécialisé et ceux qui n’en relèvent pas et qui relèveraient de
quelque chose qui serait qualifié d’« ordinaire ». Mais comment
peut-on distinguer le spécialisé et l’ordinaire, par exemple dans le cas de
l’école, entre un enfant qui a du mal à mémoriser, celui qui a besoin d’un
fauteuil pour arriver dans la classe et y circuler, celui qui écrit de la main
droite ou de la main gauche, celui qui a besoin d’un interprète en langue des
signes pour comprendre les cours, celui qui s’ennuie parce qu’il comprend très
vite et qu’il est rapide dans les exercices ? Certains ont des déficiences
avérées et des incapacités, qui leur donnent un statut de personne handicapée.
Mais les réponses qui peuvent leur être apportées à tous ne sont pas
spécialisées, en dehors de quelques réponses spécifiques, mais de l’ordre de
l’aménagement de l’espace et de l’environnement éducatif ou pédagogique. Ce qui
se nomme accessibilité technique, sociale, attitudinale et relationnelle.
Une amie directrice d’un IEM pour jeunes
ayant des déficiences motrices, IEM installé dans un collège en ville, me
faisait remarquer que dans les années autour de 2005, elle a vu une baisse
importante (divisée par plus de deux) des jeunes accueillis dans cet IEM. Tout
simplement parce qu’au fur et à mesure de la mise en accessibilité des collèges
du département, ces élèves qui étaient présents dans son IME par défaut
d’aménagements des collèges pouvaient dorénavant y aller, et n’y demeuraient
plus que ceux qui avaient besoin de soins quotidiens. Ce que l’on observe là de
l’accessibilité physique peut être observé aussi de l’accessibilité sociale ou
relationnelle, parfois avec davantage de difficultés.
Bien sûr, il y a des contre-exemples
d’impossibilité théorique d’inclusion : est-il concevable aujourd’hui par
exemple d’inclure des jeunes polyhandicapés à l’école ? Au regard de ce
qu’est l’école et au regard de l’expérience de l’éducation spécialisée, on
aurait tendance à donner une réponse négative, tant l’écart est important. Et
pourtant des expériences d’inclusion de jeunes polyhandicapés sont probantes,
et des textes récents organisent de tels dispositifs, avec des modalités qui
diffèrent bien évidemment d’une conception dogmatique d’une inclusion qui
supprimerait les situations et conditions de vie des personnes pour n’en
retenir que des formes standardisées de développement et d’apprentissage.
On pourrait faire les mêmes observations
pour le travail des adultes en situation de handicap, à la différence que dans
cette population le terme éducation est quelque peu incongru, et qu’en outre
l’institution travail non seulement se trouve réticente à engager des emplois
dont la rentabilité n’est pas assurée, mais de plus produit elle-même du
handicap dans son fonctionnement actuel (les troubles musculo-squelettiques ou
les conséquences psychiques de stress au travail).
Par ailleurs, l’éducation spécialisée, de
par son appartenance historique et administrative au champ du médico-social,
n’est pas parvenue à se départir d’une approche bio-psycho-médicale du handicap
et de la situation de handicap. Pendant longtemps, le handicap a été rattaché à
des facteurs personnels selon une trame linéaire et causale partant d’une cause
vers une déficience, de celle-ci aux incapacités conséquentes et aux
désavantages sociaux qu’elles induisaient. Cette approche est encore très
présente dans la définition donnée du handicap dans la loi de 2005. Mais cette
explication est insuffisante dans la mesure où l’environnement joue un rôle
actif dans la création des situations de handicap, en facilitant la vie des
personnes ou en y mettant des obstacles. Lorsqu’on a une déficience motrice et
que l’on se déplace en fauteuil, on ne vit pas la même situation selon qu’on se
trouve devant un plan incliné ou devant un escalier quand on veut se rendre
quelque part. Le projet inclusif a comme postulat un modèle éco-systémique de
la production des situations de handicap par interaction entre des facteurs
individuels (dont les déficiences et les incapacités) et des facteurs
environnementaux (physiques et sociaux). De par son exercice dans le secteur
médico-social, et de plus maintenant dans le champ des ARS (Agences régionales
de santé), l’éducation spécialisée reste ancrée dans un modèle compensatoire
des personnes, par des interventions de nature médicale, thérapeutique,
rééducative, éducative et pédagogique censées modifier avant tout les facteurs
personnels. C’est croire que les situations de handicap peuvent diminuer ou
disparaitre par la seule action sur la personne, son corps, son esprit ou ses
capacités.
C’est faire fi que les personnes en
situations de handicap ont comme n’importe quel humain des droits à être comme
elles sont, les mêmes droits que tous. Considérer que les personnes en
situation de handicap le sont en raison de leurs caractéristiques personnelles
de déficience et d’incapacités et qu’à ce titre elles sont les objets (ou les
sujets mais cela revient au même) de soins, de rééducation, de protection
spéciale, d’éducation spéciale, revient à les considérer comme hors des
prérogatives des autres humains. Les considérer d’abord et avant tout comme des
sujets de droits, comme ayant des droits, les mêmes que les autres humains
c’est poser les prémisses d’une société inclusive qui donne à chacun sa place
avec les droits universels à l’éducation, à la santé, au travail, à l’utilisation
de l’espace public.
Le secteur médico-social, dont l’éducation
spécialisée fut et est toujours la colonne vertébrale, connait aujourd’hui des
évolutions majeures où la priorité économique et de gestion s’impose dans les
esprits et dans les organisations (avec les évaluations systématiques, le
passage formel obligé par les projets individualisés, ou encore la réforme en
cours de SERAFIN-PH – services et établissements, reforme pour une adéquation
des financements aux parcours des personnes handicapées). L’éducation
spécialisée est d’ailleurs un concept qui dans cette configuration tend à
disparaitre derrière celui de médico-social : la relation éducative qui
caractérisait la première se résorbe aujourd’hui dans la notion d’intervention,
bientôt codée et tarifée. Dans ces évolutions structurelles, la valorisation
des rôles sociaux des personnes handicapées, le respect de leurs choix
personnels, de leurs aspirations, les réponses à leurs besoins, leurs droits à
vivre inclus dans la société, ont été instrumentalisés au service de la
priorité économique. L’inclusion est apparue souvent comme l’argument et
l’instrument de réformes motivées en réalité par des choix économiques et
gestionnaires.
Mais c’est aussi le piège dans lequel
l’éducation spécialisée peut être conduite : de confondre dans un modèle
unique et cohérent, d’un côté un projet inclusif émancipateur des personnes en
situation de handicap, et de l’autre côté, parce que le modèle est
instrumentalisé, une dégradation de leurs conditions d’existence repeinte en
progrès inclusif par une communication performante. Cette confusion pourrait
conduire à une opposition simultanée et au primat de l’économie et à une
inclusion émancipatrice. Il me semble plutôt opportun de dissocier, parce que
contradictoire dans la nature même de leurs projets, ces deux phénomènes, pour
mieux combattre celui qui présente des aspects négatifs, et pour mieux se
donner les moyens d’une véritable émancipation des personnes en situations de
handicap, pour la mise en œuvre effective de leurs droits, la prise en compte
de leurs aspirations, de leurs choix et de leurs besoins, et la valorisation de
leur place dans une société inclusive.
Pour autant, le projet inclusif n’est pas
un long fleuve tranquille, et il y a lieu de se méfier de son
instrumentalisation. Instrumentalisation quand il n’est qu’un prétexte à
l’organisation de seules réponses individuelles comme si la personne existait
en dehors de toute sociabilité, cette individualisation s’exprimant en
définitive par une indifférenciation, une banalisation de chacun qui ferait de
la société une sèche somme d’individus. Le projet individualisé, s’il permet de
répondre à des besoins et à des aspirations légitimes est aussi un outil
réduisant la relation au couple besoins/prestations. Individualisation encore
lorsque la face noire de l’inclusion, la désinstitutionnalisation, laisse les
personnes concernées sans protection parce que les institutions de la vie
ordinaire sont incapables de prendre le relais, parce qu’elles ne sont pas encore
faites pour cela, et que dans ces conditions, le projet inclusif produit de
l’exclusion ou de la désaffiliation. Instrumentalisation encore lorsque
l’inclusion n’est vécue que comme normativisation, les frontières s’élargissant
sans que l’ensemble dit inclusif n’évolue, ce qui produit aussi de l’exclusion
et témoigne d’une absence de reconnaissances des personnes en situations de
handicap.
L’éducation spécialisée, pour peu sans
doute qu’elle change d’ailleurs de dénomination, se trouve, dans ce modèle
inclusif, avoir pour missions de favoriser et accroitre les situations de
participation sociale des personnes en situations de handicap dans la société,
et pas seulement dans des espaces spécifiques, et ainsi réduire, voire parfois
supprimer les situations de handicap qu’elles vivent. Pour cela, elle se doit,
non pas d’intervenir dans un milieu à part, protégé des risques de la société,
dans le système « éducation spécialisée » tel qu’il a fonctionné
historiquement, mais au sein même des institutions ordinaires dans lesquelles
tous vivent (la famille, l’école, le travail, les loisirs, l’espace public, …).
Elle devient en charge d’irriguer le milieu ordinaire, en
« spécialisant » celui-ci en quelque sorte, ou plutôt en le rendant
ordinaire pour tous, afin qu’une personne en situation de handicap n’y soit
plus (ou moins) étrangère ou incongrue.
Cela ne veut pas dire que les institutions
de la vie ordinaire puissent tout faire, et que la mise en accessibilité
technique, sociale et relationnelle suffise à supprimer les situations de
handicap des personnes concernées. Celles-ci ont des besoins, auxquels, pour
l’instant du moins (et ça peut durer !) les institutions ordinaires ne
sont pas en mesure de répondre, ou auxquels les réponses apportées s’avèrent insuffisantes.
C’est peut-être dans cet espace que l’éducation spécialisée, qui ne sera plus
un système d’éducation spécialisée, peut apporter des compétences susceptibles
de diminuer les situations de handicap dans les institutions de la vie
ordinaire.
Car elle dispose de compétences, celles-là
même qu’elle a expérimentées dans ses conditions d’exercice préalables, qu’elle
a construites au fil des accompagnements d’enfants et de jeunes que le monde
ordinaire refusait et excluait, et qui seraient de nature à améliorer, au-delà
de la situation des personnes concernées, la situation et les conditions de vie
de bien d’autres personnes. L’individualisation des projets, l’écoute clinique,
la diversité des réponses aux diversités de situations, la préoccupation
d’autonomie et du pouvoir d’agir, etc., ne concernent pas que les personnes en situation
de handicap, mais tout le monde dans une société inclusive.
Selon les contenus que l’on y met, le sens
qu’on lui donne, les conditions dans lesquelles on le met en œuvre, le projet
inclusif peut devenir soit un outil de servitude, soit un outil d’émancipation.
Un outil de servitude si on l’attribue à une idéologie de l’individualisme
néolibéral. Celui-ci a fait un hold-up de l’idéal inclusif, l’utilisant comme
moyen de légitimer l’abandon du social, et en le transformant en dispositif
inégalitaire, abandonnique, élitiste, concurrentiel, en réduisant la personne à
un catalogue de besoins à mettre en correspondance avec un catalogue de
prestations ou en la réduisant à un parcours de soins, d’éducation ou
d’insertion ou encore à un statut de client. Alors que le projet inclusif peut
être un levier d’émancipation individuelle et collective en œuvrant à la
reconnaissance des personnes en situation de handicap, à la valorisation de leurs
rôles dans la société, à l’effectivité de leurs droits.
C’est sans doute là l’un des enjeux de l’éducation spécialisée. Repousser ce risque d’instrumentalisation qui conduit à une certaine servitude, et en même temps risquer l’engagement émancipateur du projet inclusif qui suppose l’effectivité des droits des personnes en situation de handicap et le changement radical des institutions ordinaires. C’est là que se joue toute l’aventure, à construire ensemble, personnes concernées et accompagnants, quels que soient leur statut.
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