Comprendre la condition handicapée
de Henri-Jacques STIKER, érès, 2021
Il distingue, dans les relations d’expériences qu’il connait (récits, biographies, témoignages...) la dualité permanente de cette condition, entre la vie d’avant ou la vie qui aurait été possible, et celle du présent, dans laquelle se sont engagées les personnes qui ont témoigné (« vie brisée, vie nouvelle », toujours marquée par un « passage » (un « accident ou un évènement »). Autrement dit, l’altérité demeure tant dans l’évènement (déficience, trouble, incapacités) que dans la manière dont la nouvelle vie s’aménage ou est aménagée.
Mais cette altérité n’en constitue pas pour autant une
identité formée de tout temps, qui naturaliserait les caractéristiques
particulières, différentes, en une identité complète (« c’est un
handicapé »), comme cela était le cas historiquement. L’approche sociale
du handicap, comme la notion de situation de handicap, dénaturalisent le
handicap en le définissant comme le résultat d’une interaction entre des
caractéristiques personnelles (dont la déficience et/ou les incapacités) et des
caractéristiques environnementales. Il n’en reste pas moins que le terme et la
notion de handicap catégorisent les personnes concernées en dehors des
frontières des normes. « Si aujourd’hui malgré des efforts de
vocabulaire, les images sous-jacentes véhiculées par les termes d’infirme,
d’impotent, d’estropié, de difforme, d’invalide, de diminué, d’idiot, d’imbécile,
de débile, et j’en passe, ne sont pas éliminés et réapparaissent sans cesse
sous le mot handicap, dans l’esprit commun tout au moins, sommes-nous condamnés
à rester prisonniers d’ancestrales et séculaires représentations
défectives ? » (p.68)
De nombreuses personnes handicapées et leurs associations
rejettent le terme et l’identité de handicapé, celle-ci étant stigmatisante et
discriminante. « Le handicap est entendu alors comme synonyme de
manque, de défaut. Même indépendamment de cette vision misérabiliste, le mot
renvoie à la législation, notamment depuis 1975, imposant une étiquette qui
confond la personne et sa déficience comme si elle n’était pas une personne
citoyenne égale aux autres. » (p.57) Mais alors comment concilier la
singularité et la particularité de ces personnes dans une politique d’égalité
des conditions de vie ? « Comment sortir de ces contradictions
entre le désir de ces individus d’être comme tous les autres citoyens sans y
être assimilés, et celui d’être reconnus tels qu’ils sont sans être
catégorisés ? » (p.69)
A côté des approches savantes, comme les nomme H-J Sticker
(« le pôle sociologique, le pôle anthropologique, le pôle politique et
le pôle culturel », p.75), la notion de condition handicapée contribue
à les enrichir par des éléments, incontournables, proprement expérientiels. Et
conclut l’auteur : « La condition handicapée est caractérisée par
diverses dimensions : la stupéfaction quand advient une incapacité, qui se
double tout aussitôt de la construction d’une vie nouvelle. Vie qui n’est pas
isolée de celle d’avant, de celle désirée, de celle rêvée. Sur la vie nouvelle
s’inscrivent plusieurs vies. L’évènement handicapant introduit de la continuité
dans la discontinuité. Ces vies ont leurs exigences de partage, de refus, de
demandes. Il faut sortir de toute assignation à une pseudo-identité et jouer
avec plusieurs. Il faut se relier, sans faire communauté ni constituer une
conscience de classe ; mais en retour, il s’agit d’affirmer ses
capabilités, sa liberté, son ipséité, sa puissance, notamment par la capacité à
se raconter mais aussi à agir. Ainsi doté de cette dimension, la condition
handicapée est prête à combattre, pour son amélioration, sa libération, mais
dans le combat pour une société inclusive qui concerne tout le monde et en
alliance avec d’autres forces vives. » (p.120). A l’heure où les
politiques publiques s’efforcent de promouvoir la place des personnes en
situation de handicap dans la société, la contribution de cet ouvrage s’avère
décision comme balise de pensée et d’action.
Extraits de la présentation
« La notion de condition a été utilisée par des
auteurs célèbres : André Malraux, Hannah Arendt, Simone de Beauvoir,
Simone Weil, Pap Ndiaye, pour désigner la condition ouvrière, la condition
féminine, la condition noire… Appliquée aux personnes en situation de handicap,
elle permet de comprendre ce qui détermine leur vie, leur manière personnelle
d’être au monde, mais aussi ce qu’elles partagent avec d’autres, en se
dégageant de toute perspective identitaire et essentialiste.
En effet, la condition d’un groupe est à la fois ce qui
le conditionne et ce qui le caractérise parmi d’autres, mais elle est avant
tout historique, c’est-à-dire changeante selon les contextes culturels, sociaux
et politiques. En s’appuyant sur les nombreux récits, autobiographiques ou non,
des personnes handicapées elles-mêmes, l’auteur dessine, sans préjugés ni
idéologie, les traits de cette condition. Il se laisse enseigner par ceux qui
la vivent et dénoncent les pièges que la société leur tend, bon an mal an, dont
la notion même de handicap.
Dans cette dynamique, Henri-Jacques Stiker ouvre à
nouveau le débat sur la nécessité de changer cette condition. Deux voies sont
ici proposées : une philosophie de l’absolue singularité de tout humain et
une action pour mettre les personnes concernées en position d’acteurs sociaux
et politiques et non plus de simples bénéficiaires »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire