Discours inclusifs, pratiques discriminatoires
Je connais une éducatrice spécialisée, titulaire de son
diplôme depuis plusieurs années, qui a effectué sa formation
« normalement » dans un institut de formation de travail social, qui
a eu son diplôme « normalement ». Et pourtant, elle est toujours sans
emploi depuis l’obtention de son diplôme. Ceci expliquant indubitablement cela,
elle est « handicapée » : elle a une déficience motrice
importante, elle se déplace en fauteuil et a des besoins d’aide humaine dans
certaines circonstances.
Etant éducatrice spécialisée, elle s’est adressée, pour trouver un emploi, aux organisations et institutions recrutant de tels professionnels, c’est-à-dire ceux du secteur médico-social, social ou sanitaire. Ces secteurs, faut-il le rappeler, sont chargés, spécifiquement pour certains d’entre eux, d’accompagner des personnes en situation de handicap, comme l’est cette éducatrice spécialisée. Elle n’a essuyé que des refus : « trop compliqué d’embaucher une personne avec un tel handicap » ; « il y a une trop grande restriction d’activités pour cette personne par rapport au travail demandé » ; « les locaux sont inadaptés » ; « comment pourra-t-elle faire avec des handicapés difficiles ? », et autres propos moins soft. Donc, là où des organisations ont pour mission d’intervenir, d’accompagner des personnes en situation de handicap vers l’autonomie, l’autodétermination, l’insertion et la participation sociale et professionnelle, l’une de ces personnes en situation de handicap ne peut pas travailler, n’a pas droit de cité.
Ces mêmes organisations et institutions font pourtant de
l’inclusion leur business. Elles affichent, dans leurs chartes et leurs
discours, les valeurs d’une société inclusive, revendiquent formellement
l’inclusion de « leurs » handicapés dans les institutions de la vie
ordinaire, y compris dans le travail et l’emploi. Mais dans le même temps,
elles ne donnent pas droit à des professionnels en situation de handicap d’y
exercer leur activité professionnelle, pour laquelle ils auraient toute la
compétence nécessaire. Quand il s’agit de s’engager concrètement,
institutionnellement et humainement, dans l’inclusion d’une professionnelle en
situation de handicap, le pragmatisme ( ? : les difficultés, les
craintes, les a priori…) prend le dessus, et les valeurs s’escamotent dans un
discours généraliste qui s’autorise à ne pas embaucher une personne en
situation de handicap.
Quelle est la signification politique, éthique,
philosophique, d’une telle situation ? C’est peut-être que le langage mainstream
de l’inclusion et de la société inclusive n’a été incorporé, assimilé, qu’au
seul niveau discursif, qu’il est devenu une référence de communication
politiquement correcte, sans toutefois avoir modifié les représentations
profondes et les pratiques induites. On affirme haut et fort des valeurs fortes
d’inclusion, tout en évitant de s’engager concrètement dans des dispositifs
inclusifs qui nous touchent de près professionnellement, ou qui pourraient
perturber les objectifs de performance et de bonne gestion des ressources. On
dit « je suis favorable à l’inclusion, mais… », comme on peut
entendre « je ne suis pas raciste, mais… »
A l’observation de cette situation singulière, on ne peut
s’étonner de trouver, dans la société en général, d’incommensurables obstacles
à l’inclusivisation de la société, si même ceux qui sont censés être les plus
sensibilisés ont de telles attitudes de discrimination à l’embauche. Qu’il
s’agisse de travail et d’emploi, de scolarisation ou de citoyenneté, les
discours, aussi éthiques soient-ils, masquent des réactions beaucoup plus
contestables sur le plan éthique, en rupture avec les réglementations et la
reconnaissance des droits. Comment tenir un discours inclusif tout en agissant
de manière discriminatoire et validiste, en préférant des personnes
« valides » à des personnes en situation de handicap ? Telle est
pourtant la situation, banale, que vivent les personnes en situation de
handicap, et qu’illustre la situation de cette éducatrice spécialisée.
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