Handicap, soins et domination
Qu’est-ce qui réunit aujourd’hui un certain nombre de personnes sous la catégorie « handicapé » ? Ce n’est pas la ressemblance relativement à ce qui est à l’origine de leur catégorisation, à savoir les déficiences, maladies, troubles, incapacités qui les assignent à faire partie d’une catégorie administrative. En effet qu’ont en commun une déficience visuelle et un polyhandicap, une déficience motrice et un trouble psychique ? Si ce n’est que des limitations d’activité ou des restrictions de participation sociale sont « subies » pour ces raisons, comme le dit la définition de la loi de 2005. Si ce n’est aussi que ces caractéristiques ont en commun d’être des anomalies par rapport à des normes appartenant à des personnes qui n’ont pas de problèmes de santé, ainsi que l’OMS définit les situations de handicap.
Toutes ces personnes sont réunies administrativement dans la
catégorie « handicapés », conditions de mise en œuvre des politiques
publiques les concernant, et délimitation d’une frontière séparant ceux qui
sont dans les normes physiques ou psychiques de ceux qui n’y sont pas. Les
caractéristiques partagées administrativement deviennent celles d’une vie
non-normale. La catégorie « handicapé » institutionnalise une
frontière entre ceux qui sont dans la norme et ceux qui ne le sont pas, posant
ainsi le principe séparant (discriminant) deux catégories de personnes, selon
leur conformité physique ou psychique à la norme. Les normes étant relatives,
l’appartenance à la catégorie du handicap (ou de la maladie) peut évoluer avec
le temps, et la frontière n’est pas définitivement fixée. Ainsi l’homosexualité
est-elle sortie de la maladie à la fin du siècle dernier, tandis que les
troubles des apprentissages (en particulier les « dys ») sont entrés
dans le champ du handicap.
En réalité, il est un autre facteur qui réunit toutes ces
personnes sous la catégorie « handicapé » pour peu que l’on pose la
question non plus du point de vue du fonctionnement corporel (physique ou
psychique), mais en termes politiques : ce sont les situations de
domination et de dépendance. Les personnes handicapées, ou plutôt les personnes
en situation de handicap, sont des personnes qui subissent, en raison de leur
fonctionnement corporel, aussi divers dans leur nature que dans leur intensité,
des dominations de la part d’une société qui fonctionne sur la base des
personnes qui n’ont pas ce type de fonctionnement corporel, qui ont un
fonctionnement corporel dit « normal ». Elles subissent des
dominations et des discriminations de la même manière que par exemple les
personnes obèses, qui ne sont pour autant pas considérées comme étant
handicapées.
Tant que l’on ne pose pas le problème sur un plan politique,
les politiques publiques se contenteront d’un accompagnement de la
compensation, c’est-à-dire des interventions destinées à rapprocher les
personnes concernées des normes instituées, à répondre à des besoins
manifestant les écarts avec les modalités de vie des personnes
« bien-portantes ». C’est une manière de prolonger les politiques qui
s’étaient concrétisées par les principes de soins, rééducation et
réhabilitation destinées aux personnes handicapées auxquels s’adjoignaient des
principes charitables. L’accessibilité n’est conçue dans ce cadre que
partiellement, sur un plan technique (transports, logement, communication),
sans envisager le changement radical qu’impose l’égalité des droits des
personnes en situation de handicap avec les droits de tous.
La participation des personnes en situation de handicap,
leur autodétermination, leur émancipation, ne sont pas compatibles avec leur
catégorisation tant que l’unité des personnes handicapées sera vue comme le
partage d’une condition biologique et non comme le partage d’une condition
dominée ; tant que cette catégorisation sera comprise comme le principe
d’action d’une intervention sur des corps à soigner et à qui donner la
charité ; tant que les personnes handicapées ne seront pas vues comme des
acteurs sociaux à part entière qui subissent des dominations, comme et avec
d’autres catégories de personnes.
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