De l'individuel et du collectif social
« Le temps est fini où l’on pouvait penser que le collectif a une meilleure connaissance que l’individu sur ce qui est bon pour lui » avais-je noté un jour lors de l’une de mes lectures (en omettant de me souvenir de l’auteur !). Les classes sociales, les institutions traditionnelles ne sont plus censées déterminer les modes de vie et de pensée, les parcours ou les postures des personnes, même si les phénomènes de reproduction de classes par exemple sont toujours très présents (davantage même ?). Dorénavant, les personnes sont censées être autonomes, être « les entrepreneurs d’elles-mêmes », à l’appui de tout un registre sémantique promouvant l’individu. Sur le même registre, les institutions spécialisées dans le domaine du handicap laissent place à l’individualisation des projets et des prestations, censés émaner des personnes en situation de handicap elles-mêmes.
L’individuation, l’individualisation, l’individualisme sont
devenues des références de nos sociétés contemporaines, avec leurs marqueurs de
réussite, de mérite, de parcours, d’opportunités, d’adaptation, de flexibilité,
de rebond, etc. comme valeurs de réalisation des individus. Cette idéologie de
la primauté de l’individu est même devenu une idéologie dominante, une
hégémonie de pensée et de culture, qui ne souffre aucune alternative, encastrée
qu’elle est dans un système économique (néo)libéral dominant. Ceux qui en sont
critiques ou voudraient s’en écarter (faisant ainsi preuve paradoxalement d’une
certaine singularité !) sont tout au contraire voués à être hors système,
sortant d’un fameux « cercle de la raison », nouvelle dénomination de
la domination.
Dans le même temps, qu’observe-t-on dans le fonctionnement de
cette même société ? Derrière le mot d’ordre, injonctif ou suggestif, de
singularisation et d’individualisation (des parcours, des droits, des
prestations, des situations, etc.), tout le monde doit rentrer dans le même
moule, le même modèle de pensée, celui de l’initiative et de la responsabilité
individuelles. Avec pour conséquences que lorsque le politique (le commun, le
collectif) est censé prendre en charge une population, il postule que chaque
individu est responsable de « devenir responsable », de devenir ce
qu’il est, de se prendre en charge. La situation des chômeurs par rapport à la
recherche d’emploi est exemplaire de cette approche : ils seraient eux-mêmes
responsables de leur situation. Et finalement, malgré les discours « modernes »,
c’est bien le collectif (le politique) qui définit ce qui est bon pour les
individus.
Le fonctionnement du secteur médico-social est également
exemplaire de cette aporie entre la promotion de l’individu et ce qui lui est
imposé de l’extérieur. Les recommandations de bonnes pratiques (dans les
milliers de pages qui ont été produites à destination du secteur) promeuvent la
primauté de l’accompagnement individuel, tant sur le plan organisationnel que
sur le plan des pratiques professionnelles : plateformes de services, statut
libéral des professionnels, projets individualisés, autodétermination,
participation sociale, respect des droits… Mais sur le terrain, le collectif
(l’institutionnel, l’organisation) s’impose, par injonction, par recommandations
ou par textes réglementaires, en excluant par ailleurs tout ce qui n’entre pas
dans le modèle. Hors des bonnes pratiques formalisées, pas de salut ! Hors
des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, pas de salut. Le cadre
organisationnel, émanation du collectif politique, génère une forme de
bureaucratie verticale contraignant à un fonctionnement standardisé des
organisations (allant dans le sens de la décision politique, la plupart du
temps non concertée et non réfléchie par les acteurs de terrain), soumis à des
normes rigides relevant de préoccupations gestionnaires. Et là où il est
demandé aux acteurs de terrains de développer l’autonomie, l’empowerment,
la participation des personnes en situation de handicap, on leur impose un
cadre de travail de soumission à des recommandations imposées verticalement et
à des organisations inspirées des valeurs de l’entreprise privée, comme si
celle-ci était le modèle unique de référence.
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