Jérôme ou l'autonomie condamnée
Les représentations des professionnels sur les
caractéristiques des personnes qu’elles accompagnent sont bien souvent établies
sur des a priori. Ces idées préconçues régissent les services et prestations
fournis, en n’autorisant pas toujours la mise en œuvre des projets d’autonomie
pourtant fortement affirmés. La situation de Jérôme l’illustre parfaitement.
Jérôme est un adolescent de 14 ans, dont le diagnostic de « dysphasie » a déjà été prononcé il y a quelques années. Faute de place dans des dispositifs de son lieu d’habitation (un milieu rural dispersé), il n’a pas eu d’accompagnement pendant un certain temps en dehors d’un suivi orthophonique, dont le bilan indiquait l’insuffisance. Un changement intervient dans la structure familiale, Jérôme et sa mère viennent habiter dans une grande ville, et il a été orienté vers un institut d’éducation sensorielle, qui disposait de places dans des dispositifs spécifiques pour jeunes dysphasiques, sous forme de classes externalisées (mais non incluses) dans un collège.
A son arrivée dans l’établissement spécialisé, les examens
médicaux et paramédicaux ainsi que les évaluations pédagogiques et éducatives
permettre d’élaborer un projet d’accompagnement pour ce jeune homme. Et en
particulier, les professionnels experts s’accordent, au regard de la nature de
la dysphasie, à préconiser un transport en taxi, et non en transport en commun,
entre le domicile et le collège. Les raisons « expertes », en lien
direct avec une dysphasie, ne manquaient pas : mauvaise maîtrise de
l’espace et du temps, risque d’angoisse dans les transports parfois bondés,
incapacités à être autonome dans sa relation à des personnes qu’il ne connait
pas, peur du regard des autres, ainsi qu’un certain nombre des conséquences
complémentaires dissuasives qu’on attache généralement aux caractéristiques de
la dysphasie. Ces nombreuses raisons conduisaient à la recommandation d’un
transport en taxi.
Au bout d’un certain temps, l’équipe professionnelle se
trouve contrainte, malgré de nombreuses réticences, à s’interroger sur la
modalité de transport choisie. Une éducatrice est chargée d’aller discuter avec
Jérôme et sa mère du projet de déplacements en transports en commun. Elle fit
une découverte étonnante. Elle apprit en effet lors de cette rencontre que
Jérôme et sa mère, nouvellement arrivés dans l’espace urbain, utilisaient
essentiellement les transports en commun ; et même plus, cette mère
d’origine rurale était un peu perdue dans la complexité de la vie en ville et
des transports en commun, et elle comptait sur Jérôme en définitive pour
l’accompagner à bien des occasions. Pour elle Jérôme était devenu son expert en
transports en commun !
Ce que met en évidence cette anecdote, c’est que le projet
ici est ce qui est projeté, dans des habitudes de vie des personnes, par des
experts, à partir de leur représentation de ce qu’est un dysphasique. Le
diagnostic et les différents examens s’attachent à la figure type du
dysphasique auquel est attaché une longue liste d’incapacités. C’est
l’expertise du trouble, expertise largement constituée d’éléments préconçus et
parfois justifiés au nom de la science (comme pour le diagnostic) qui va
assigner les personnes à des incapacités, et donc à des besoins construits à
partir de ces a priori.
Attachés ainsi à la déficience, aux troubles et aux
caractéristiques bio-psycho-médicales des personnes, réduisant celles-ci ces
caractéristiques, les professionnels zappent la question des habitudes de vie
et la manière dont des personnes interagissent avec leur environnement pour
parvenir à une certaine autonomie malgré les prédictions négatives expertes. La
pleine reconnaissance des personnes en situation de handicap, condition
impérative de leur autonomie et de leur émancipation, ne se trouve pas dans de
telles expertises, mais dans la prise en considération des possibilités des
habitudes de vie.
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