Projets et perte de sens
On pourrait penser que les qualités de travail peuvent se mesurer à l’aune des capacités des professionnels à penser et mettre en œuvre des projets d’accompagnement des usagers. Formulée de cette manière, cette assertion témoigne d’une réalité tangible. Mais dans le même temps, les choses ne sont pas aussi simples. Les projets sont relativement standardisés dans leur forme (rédaction par type d’objectifs atteignables et mesurables, moyens disponibles identifiés, etc.), ce qui ne laisse pas beaucoup de part à la créativité professionnelle des acteurs (et peut-être pas non plus à une véritable expression des personnes concernées). Et surtout ils sont issus d’un mode de pensée auquel les professionnels n’ont pas contribué. Les référentiels de bonnes pratiques, instituées incidemment en normes (jamais formellement obligatoires, mais socialement et institutionnellement souvent rendues obligatoires) sont issus d’agences lointaines, et aussi justes que puissent être ces pratiques, elles ne peuvent se présenter que comme objet d’adhésion et d’appropriation hétéronome aux professionnels.
Quand la réalisation des projets personnalisés n’est pas
l’application de bonnes pratiques, elle constitue, en termes de qualité, la
concrétisation d’objectifs du projet d’établissement, dans le cadre de sa
conformité aux normes ou aux réglementations relatives aux politiques publiques
de la mission des établissements. Même lorsque le projet d’établissement est
issu d’une démarche participative, il ne faut pas se faire d’illusion, il
s’agit avant tout plus d’une modalité d’adhésion des professionnels au projet
associatif ou d’établissement, lui-même contraint dans la mise en œuvre des
politiques publiques, que d’une co-construction de ce projet d’établissement.
Là encore le rapport au projet est hétéronome, sauf à considérer que la
« servitude volontaire » est une alternative.
L’illustre bien la mise en œuvre du projet SERAFIN-PH, dont
l’objectif premier est avant tout un objectif de tarification (tout à fait
pertinent au demeurant) identifié par des fonctions de gestion et logistiques,
auxquels sont articulés des éléments de besoins et des éléments de prestations,
listés dans des nomenclatures. La conception d’un projet personnalisé, basé sur
les besoins identifiés par et avec la personne, fait piètre figure face aux
impératifs de l’organisation des prestations, des contraintes de l’organisation
et des limites des ressources. Il s’agira autant d’être « au service de la
personne » et de son émancipation qu’à se conformer (et à se soumettre)
aux nouvelles pratiques d’organisation de l’accompagnement.
De nombreux professionnels engagent pourtant un véritable
investissement dans les différents moments de l’élaboration de ces projets
d’accompagnement. De la préoccupation de connaitre les besoins et les demandes
des usagers à la recherche d’objectifs identifiables et mesurables, de nombreux
professionnels ont radicalement modifié leurs pratiques professionnelles. Mais
parfois il ne s’agit que de modifications de surface. Lorsqu’il s’agit d’abord
et avant tout de se conformer à des protocoles et des recommandations de plus
en plus nombreux, le sens de l’accompagnement ou de la « relations
clinique » disparait bien souvent. Le cadre rédactionnel imposé, dont la
réalisation devient un objectif professionnel, devient un refuge fermant la
porte à la liberté de pensée et d’action, à la créativité professionnelle, que
l’on observe dans l’homogénéité de la rédaction des projets d’accompagnement.
Les témoignages de professionnels en burn-out
dévoilent à ce niveau l’ampleur de l’écart entre le point de vue
institutionnel, qu’il soit préoccupé de bonne gestion, de qualité, de
participation, d’évaluation et de performance, conforme à la demande politique
et sociale et l’accompagnement de terrain dans la clinique quotidienne et le
sens à donner à leur travail par les professionnels. « Disons qu’on l’on ne me demande plus de
réfléchir, d’improviser, de prendre des risques, de débattre, d’échanger,
d’inventer, de prendre des initiatives, mais juste d’écrire des projets que
personne ne lit, que nous n’arrivons pas à mettre en œuvre » témoigne
ainsi un professionnel (dans un ouvrage de F Ben Mrad, Burn-out et travail
social, L’Harmattan, 2017).