Dialogue sur le génie du travail social
de M. Chauvière, D. Depenne, M. Trapon (ESF, 2018)
Nombre d’évolutions sociétales se parent du qualificatif de
progrès, et même de révolution, alors qu’elles ne sont que le projet ou l’effet
de choix dans des systèmes idéologiques, c’est-à-dire des choix d’un certain
découpage de la réalité. Et bien souvent un simple changement de découpage, qui
est de fait une évolution ou un changement, apparait et est présenté comme
progrès, quand bien même ce découpage renvoie à une situation bien antérieure.
La plupart du temps, lorsque ce nouveau découpage survient, il est affirmé
comme progrès incontournable, et non comme un choix parmi d’autres.
Ainsi par exemple, la restructuration des offres de santé et de soins (tarification à l’activité, gestion comptable et administratives des actes, « équilibre » budgétaire) est le résultat de la pensée que la santé constitue un coût, comme un objet entrant par nécessité dans le monde marchand, et non comme un bien commun, ce qui pourrait conduire à d’autres choix. Cette pensée qui se prétend scientifique quand elle n’est qu’idéologie, s’inspire et se justifie au nom du « New public management », qui prétend à une rationalité économique (par analogie au marché privé), même quand elle produit des catastrophes au moment d’une pandémie : manque de matériel, manque de lits, manque de professionnels, déconsidération de ceux-ci, etc. La gravité de la situation, et ses effets délétères à tous les niveaux, sont annihilés au nom d’une notion de progrès dans la gestion de l’hôpital : l’objectif de réduction des coûts est atteint. Mais où est le progrès dans la qualité du soin, quand les gens ne peuvent pas être soignés, ou sont mal soignés. Le coût finit par passer avant le soin.
L’ouvrage de Michel Chauvière, Dominique Depenne et Martine
Trapon, rédigé sous forme d’entretien ou de tables rondes sur différents
sujets, ne parle pas de l’hôpital, mais d’évolutions dans un autre secteur, celui
de travail social, évolutions également présentées comme un progrès
indispensable, mais dont certaines caractéristiques ressemblent fort à ce que
l’on trouve dans la crise de l’hôpital. Il s’agit du secteur social et du
secteur médico-social, c’est-à-dire des secteurs du « care »,
s’agissant de populations caractérisées par un certaine fragilité ou des
vulnérabilités, des personnes en difficultés sociales et à besoins sociaux, ou
des personnes en situation de handicap. Car ces secteurs sont en train de
connaitre des évolutions radicales, qui, au nom de cette même idéologie,
semblent incontournables, évidentes, non contestables, irréversibles et
légitimes, « dans la nature des choses ». Quoi de plus évident en
effet que de considérer que le médico-social coûte cher et qu’on ne peut pas
continuer ainsi, que tout cela manque d’efficacité dans une pensée pragmatique
d’attente d’une certaine forme de résultats, que la performance de
fonctionnement n’est pas attestée, que les personnes concernées y sont mal
considérées et parfois ne peuvent faire valoir leurs droits, que le système ne
répond pas aux besoins de ces personnes, etc… « Le social devient
affaire de chiffres, de schémas, de courbes, de comparaisons, de projections,
de complexités financières inouïes, etc. Annonçant la nouvelle tarification au
service de l’individualisation des parcours, une ex-secrétaire d’Etat pouvait
indiquer qu’il faut désormais ne plus considérer les institutions
(établissements ou services) mais mettre en relation un catalogue de besoins et
un catalogue de prestations pour les satisfaire, ce qui implique nécessairement
de s’en remettre aux puissantes capacités de calcul des machines, partant de
données standardisées fournies par les opérateurs et les professionnels,
détournés de leurs missions. » (p.87)
Ces évidences, que certaines naïveté ou intention délibérées
mettent dans les mêmes registres, ne peuvent toutefois pas être mises sur le
même plan. Dans les évolutions voulues, organisées aujourd’hui dans des
dispositifs administratifs, l’argumentation met sur le même plan, et comme
étant intrinsèquement liés, divers éléments, des droits humains des
« usagers » aux objectifs d’économies à réaliser, des « bonnes
pratiques » à la gestion des ressources.
L’émergence et la reconnaissance des droits humains
concernant les personnes en situations de handicap (voir la Convention
internationale de droits des personnes handicapées, ONU, 2006) ne peut
absolument être sans effets sur les manières d’être avec elles, de leur
procurer des aides et des accompagnements ; il est tout à fait vrai que le
système institutionnel antérieur, qui ne prenait pas en compte ces évolutions,
ne peut rester en l’état. L’expression de leurs besoins et de leurs
aspirations, le respect et la promotion de leurs droits sont des nouveautés qui
apparaissent effectivement comme des progrès relativement à leur place légitime
dans la société.
A côté de ces évolutions nécessaires sont apposées d’autres
évolutions, dont le caractère de nécessité s’appuie sur cette première
nécessité (en les présentant comme un facteur intrinsèquement conditionnel de
cette évolution) et sur des options idéologiques qui n’ont, elles, rien d’un
progrès. Mais dans ce modèle, la personne concernée devient un moyen (et non plus
une fin) de mise en place de nouveaux fonctionnements : les personnes ne
sont plus considérées que du seul point de vue fonctionnel et pragmatique de
mise en rapport d’un catalogue de besoins et d’un catalogue de prestations, elles
sont réduites à un statut et à un rôle d’usager/client. La tarification à la
prestation ignore toute une part de l’humain et les contraintes de la relation
humaine (il n’y a qu’à voir l’exemple des EHPAD, où le catalogue de prestations
se réduit à des gestes techniques, sans faire de place à ce qui fait le propre
d’une relation humaine, ou encore à l’hôpital, où par l’exemple l’activité de
passage du chirurgien auprès du malade pour lui expliquer l’intervention qu’il
va subir ne fait pas partie de la cotation des actes de recettes). Les bonnes
pratiques s’imposent : « Le changement, c’est que cette
idéologie du référentiel prétend déterminer, a priori, les « bonnes
pratiques ». Autrement dit, toutes les autres pratiques ne peuvent plus
exister puisque n’entre dans les référentiels que ce que les référentiels
déterminent et acceptent comme « bonnes pratiques ». Donc, par
élimination, toute pratique autre que ce qui est établi comme « bonne
pratique » ne peut être expérimenté. Ce que je trouve assez contradictoire
puisque pour qu’une pratique puisse être un jour dite bonne, il faut au moins
qu’elle puisse être expérimentée. Aujourd’hui, on ne peut même plus faire ces
expériences… Sans expérimentation, plus de réflexion. » (p.105)
Les thuriféraires de ces évolutions renvoient les critiques
à du passéisme, de la ringardise, des théories dépassées, de l’idéologie (comme
si eux-mêmes n’en avaient pas !), et même, confondant les deux plans d’évolution,
à la volonté de maintenir les personnes concernées dans un état de dépendance
et de non droits, sous l’argument majeur « there is no alternative »
cher à Madame Tatcher. Ils confondent ici causalité et simultanéité. Car si
l’absence de droits était contemporaine des institutions, la suppression de
celles-ci, leur transformation en plate-forme de services ne change pas par
magie les représentations anciennes ancrées dans les pratiques
institutionnelles ; tout au plus peut-elle contribuer à quelques changements,
sous certaines conditions. Par ailleurs les institutions elles-mêmes peuvent
modifier leurs pratiques, même si la vie en institution n’est pas le meilleur
choix possible.
Ce sont toute ces problématiques de travail social, toutes
les évolutions du champ social et médico-social, qui sont interrogées dans le
dialogue entre les trois auteurs/acteurs, parfois d’un point de vue critique
radical, tant sur le fonctionnement actuel que dans les évolutions attendues,
déjà en cours ou anticipées. Bien sur les « experts » des offres
médico-sociales, les économicologues mettant l’économique et la comptabilité au
pilotage des fonctionnements, les politiques soucieux de se conformer à des
dogmes mondialistes et élitistes, tous ceux-là regarderont avec leur mépris
habituel les questions posées. Et pourtant, par exemple dans la question des
droits et de l’émancipation des personnes en situation de handicap, il n’est
pas certain que les évolutions actuelles soient les plus
« efficientes », et il serait pertinent de retenir les réserves et
les propositions évoquées par les trois auteurs.
Extraits de la présentation : « Du génie, il en
faut aux travailleurs sociaux pour résister par gros temps néo-libéral, tout
autant que pour répondre aux folies d’une réingénierie officielles des métiers
dénuée d’humanisme ! Le génie du travail social, ce sont bien sûr des
connaissances, des outils, des habiletés, acquis par la formation et
l’expérience, visant la conception aussi bien que la mise en œuvre du social en
actes, au service de nos concitoyens qui sont en difficultés. Le génie du
travail social c’est aussi l’accomplissement d’actions singulières et de grande
qualité éthique au contact direct des personnes, dont le sens hélas tend à
disparaître ces derniers temps derrière l’hyper-gestion financière et
technique ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire