Handicap : proche des soins, loin des droits
Article publié dans AgoraVox, média en ligne le 16 février 2021
Les personnes en situation de handicap ont été longtemps
considérées comme des objets de soins et de rééducations. La convention
relative aux droits des personnes handicapées (ONU, 2006) laissait espérer des
changements de modèles d’accompagnement pour les constituer en sujets de droits.
Est-ce bien sûr ?
Des discours consensuels et les argumentaires de politiques publiques pourraient laisser penser que la prise en considération des personnes en situations de handicap connait un changement de paradigme. D’une approche individuelle centrée sur la déficience et les incapacités, et sur les soins et rééducations conséquents, on serait passé à un modèle de participation sociale et de reconnaissances des droits des personnes. On serait « sorti » d’une approche validiste qui n’accorde l’humanité pleine, entière et effective qu’à ceux qui ont une intégrité (l’absence de déficience) physique, psychique ou mentale, pour « entrer » dans une approche qui accorderait autant de reconnaissance et de participation à la société à tout un chacun, sur la base de l’égalité des droits, quelles que soient ses caractéristiques individuelles, physiques, psychiques ou mentales.
Est-ce bien certain ? Le cas de la surdité et la
situation des personnes sourdes fournissent un excellent baromètre pour
l’observation des ces présumés changements et évolutions. En effet, si l’on se
place sur le plan du respect de la diversité humaine, il s’agit de reconnaitre
que les Sourds constituent un groupe qui partage un certain nombre de
caractéristiques, une communauté partageant une langue, une culture, une
certaine approche du monde issue de son mode perceptif, et des situations
d’obstacles dans un environnement fait pour des personnes qui entendent. La
situation de handicap qu’ils peuvent rencontrer ne tient pas à leurs seules
caractéristiques, mais à leurs rapports avec des environnements qui ne leur
sont pas adaptés. Un bébé sourd dont les parents sont eux-mêmes sourds, n’est
pas dans une situation de handicap lorsqu’il se trouve au sein de sa
famille ; il ne l’est que dès lors qu’il se retrouve dans un milieu fait
pour des bébés ou des enfants qui entendent, à l’école par exemple. Sur la base
de l’égalité des droits, cette réalité devrait être prise en considération pour
mettre en place des environnements accessibles utilisant une communication
adaptée.
Et pourtant, de manière tout à fait concrète dans les
politiques publiques, dans les représentations persistantes de la surdité dans
le grand public et chez les professionnels spécialistes, la surdité est
caractérisée comme le fait de ne pas entendre, non comme une autre manière
d’être au monde, dont l’épanouissement et le développement sont à prendre en
compte sur la base de l’égalité des droits. Ne pas entendre, c’est-à-dire être
caractérisé par quelque chose qui manque pour être complet, une déficience à
corriger et réduire pour être pleinement humain, une « tare » qui
écarte de la norme et qu’il importe de modifier pour rejoindre les normes
humaines.
C’est bien dans ce sens, celui de la surdité comme
déficience, que sont développées les politiques publiques : dépistage
précoce de la déficience auditive à la naissance afin d’anticiper les
conséquences de la déficience, proposition systématique d’implantation
intracochléaire de réhabilitation de l’audition, et rééducation pour entendre
et parler, préconisation de choix éducatifs oralistes (ne serait-ce que pour
rentabiliser l’investissement de l’implantation). Et, comble de la discrimination,
que dire de dispositifs de scolarisation des jeunes sourds encore sous la
responsabilité du ministère de la santé et de la solidarité, et non de
l’éducation nationale. L’accessibilité des environnements, en dépit de la
présence plus importante de la langue des signes et des interprètes, est encore
largement conçue comme le résultat d’outils ou d’action de compensation de
l’écart entre la déficience et l’intégrité normative. Autrement dit, la surdité
reste encore considérée comme un problème de santé, dont il faut organiser la
prévention, les diagnostics et les traitements pour en obtenir la
« guérison ».
Bien évidemment un « sourd qui entend »,
c’est-à-dire une personne sourde qui aurait une certaine performance dans la
récupération prothétique et une certaine maîtrise dans la compréhension et
l’expression de la langue orale après interventions et rééducations, serait
plus susceptible de rencontrer moins d’obstacles dans un environnement prévu
pour ceux qui entendent. C’est pour cette raison qu’historiquement, la
résolution de ces obstacles n’a été conçue que comme une réparation de
l’anomalie (anormalie) auditive (prothèse, éducation orale, interdiction de la
langue des signes) pour façonner une situation de proximité avec les conditions
de vie des « entendants », avec les innombrables échecs et
souffrances que l’on sait. Ce n’est que récemment, et en particulier avec la
Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées ( votée
en 2006, un peu anticipée tout de même dans certains textes français), que les
Sourds, ont, de droit, des droits à leur langue, leur culture et leur mode
d’être au monde. Mais cela reste encore très théorique, tant l’approche
défectologique reste ancrée dans les conceptions, les représentations et les
pratiques.
Rester sur ces anciennes approches est tout le contraire
d’une société inclusive. Une société inclusive n’est pas une société qui exige
de ses membres qu’ils soient à l’identique des « normaux » pour leur
accorder la reconnaissance de leurs droits et de leurs spécificités, par
exemple dans ce cas, l’utilisation de la langue des signes, la généralisation
de l’interprétariat, la constitution de dispositifs d’éducation bilingues
(langue des signes / français), l’emploi des personnes sourdes dans l’éducation
des enfants, etc. Ce serait une société qui met autant de moyens dans les
investissements médicaux et rééducatifs que dans l’accessibilité à une
éducation appropriée.
Au-delà des personnes sourdes, pour lesquelles une approche
« culturelle » est d’emblée évidente, à rebours d’une conception
validiste centrée sur les déficiences et sur les incapacités, il s’agit bien de
penser, pour toutes les catégories de personnes en situation de handicap, un
modèle interactionniste, écosystémique des situations dans lesquelles les
personnes rencontrent des obstacles dans leur habitudes de vie. Toutes les
caractéristiques individuelles et collectives des personnes entrent dans le
champ de la diversité humaine : diversité sensorielle (les personnes
sourdes ou aveugles), diversité cognitive (les autistes, les personnes avec
incapacités intellectuelles), diversité psychique, etc.
Les représentations validistes, cristallisées dans les
approches déficitaires des caractéristiques physiques, psychiques ou mentales
et dans des approches infériorisantes, irriguent les pensées et les actions
relatives aux personnes en situations de handicap, y compris dans les réformes
menées par les politiques publiques, conduites pourtant au nom d’un modèle qui
prétend sortir dans anciennes représentations et à l’appui de discours
égalitaires et émancipateurs.
Ainsi la réforme en cours du secteur médico-social, au joli
nom de SERAFIN-PH (services et établissements : réforme pour une
adéquation des financements aux parcours des personnes handicapées)
caractérise-t-elle les personnes en situation de handicap en les réduisant à
une nomenclature de besoins. Les besoins sont définis comme des écarts avec ce
que pourrait réaliser une personne qui n’a pas de problèmes de santé. Ce
faisant, la réforme ne fait que reproduire, sous un habile habillage discursif
d’autonomie et de participation sociale, un modèle de « valeurs »
inégalitaires entre personnes en situation de handicap et personnes
« valides », dont la logique est de combler les écarts (besoins) dans
une perspective de compensation. On reste donc bien là proche de la déficience
et des soins, et bien éloignés des droits à fonctionner selon ses
caractéristiques dans une société qui procède à des aménagements pour s’adapter
à ces caractéristiques.
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