"C'est quand même mieux d'être moins handicapé"
Dans une période qui se veut formellement (mais pas dans la vraie vie !) égalitaire en ce qui concerne les droits et les chances, la hiérarchie des valeurs entre situations de handicap demeurent, ou plutôt les hiérarchies de valeur entre nature des handicaps et leurs manifestations dans les situations de vie. On préfère avoir à faire avec un « moins handicapé » qu’à une personne davantage handicapée. En dépit des dénégations droits-de-l’hommistes de l’égalité de valeur de tous, les représentations, et les actes conséquents, sont ancrées dans un inconscient individuel et collectif qui hiérarchise la valeur des uns et des autres.
Dans mon parcours professionnel, j’ai travaillé, sur une
même période, avec deux collaboratrices sourdes. Elles avaient fait toutes deux
des études supérieures, et exerçaient comme enseignantes spécialisées auprès de
jeunes sourds. L’une, appelons-là Sylvie, après un parcours de formation en
intégration, puis en institution spécialisée, puis de nouveau en intégration en
lycée et université, avait fait le choix de l’utilisation de la langue des
signes exclusivement. Je n’ai jamais su, ni cherché à savoir, si elle avait des
compétences dans la compréhension et l’expression de la langue orale. L’autre,
appelons-la Véronique, avait réalisé un parcours exclusivement en intégration,
et communiquait parfaitement en langue orale ; elle pouvait comprendre son
interlocuteur (lors d’entretiens que j’avais avec elle, je faisais attention à
me placer bien face à elle) et s’exprimait parfaitement (avec ce qu’on aurait
pu qualifier de petit accent). La première requérait la présence d’un
interprète en langue des signes pour les activités institutionnelles (réunions,
rencontres, entretiens…), la seconde non. Qui, croyez-vous, l’institution
préférait-elle ?
Elles étaient bien formellement à égalité. Mais au long de
ces années, j’ai entendu maintes réflexions de la part de collègues ou de
l’administration (je rappelle qu’il s’agissait d’une institution pour jeunes
sourds !) qui affirmaient en définitive que l’une, Véronique, valait mieux
que l’autre, Sylvie. La première était socialement et institutionnellement
préférée. « C’est quand même plus facile avec Véronique »
« Il a fallu qu’elle travaille énormément pour arriver là »
(il était sous-entendu que l’autre avait joué la facilité !). « Pour
communiquer comme elle le fait, elle a dû sacrément faire des efforts ! ».
« C’est quand même mieux d’avoir une communication orale que d’être
obligé de passer par la langue des signes » me disait encore un
responsable de l’établissement dix ans après la loi de 2005. Pour Sylvie par
contre, la situation était compliquée et elle coûtait cher : il fallait
organiser les différentes instances avec un interprétariat, et beaucoup de
professionnels et surtout l’administration était gênée dans ses relations avec
elle. Il est même arrivé que l’on me conseille de choisir plutôt Véronique que
Sylvie pour je ne sais quelle instance, parce que (l’argument était
inconscient) il était quand même plus facile d’être en connivence avec
quelqu’un qui parlait qu’avec quelqu’un qui signait, l’intelligence de celle-ci
étant peut-être parfois mise en question.
Au-delà de cette situation, qui me semble pourtant exemplaire
et caractéristique en ce qui concerne nombre de situations de handicap, de
nombreuses représentations et rapports avec les personnes en situations de
handicap relève d’une même hiérarchisation des valeurs. Dans le travail en
entreprise, les exigences de rentabilité et de performance, parfois conditions
de survie des entreprises, amènent à préférer des salariés rapides, flexibles,
agiles, performants, présentant bien, etc… à des salariés qui pour des raisons
de handicap sont plus lents, moins adaptés aux changements, n’atteignent pas
les objectifs de performance attendus ou encore sont moins présentables. Sur ce
dernier aspect, il suffit de regarder par exemple les discriminations pour les
postes d’accueil. Le changement de regard ne peut être simplement de l’ordre de
l’éthique, ce sont aussi les organisations sociétales et les discours qui les
justifient qui doivent changer afin de passer de représentations
infériorisantes à des représentations égalitaires.
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