Les besoins : une notion piège
Sous le prétexte, légitime, de tenir compte de la personne concernée, de la mettre au centre de son projet, c’est la notion de besoin qui a émergé et défini les réponses d’accompagnement. Il s’agit dorénavant de répondre aux besoins de la personne en situation de handicap, et lieu et place de lui fournir une « institution », un kit de prestations préprogrammées, organisées institutionnellement, identiques pour tous. Il est admis aujourd’hui que chacun, que chaque individu puisse avoir des réponses individualisées ou personnalisées à des besoins eux-mêmes individualisés. La prise en considération d’une telle perspective a certainement renversé, au moins en partie, le rapport entre les personnes concernées et les « prestataires », dans le sens d’une plus grande autodétermination des personnes : je ne subis plus (ou moins) la décision des professionnels et de leurs institutions, je donne mon avis, je manifeste mes besoins, je prends la parole, je (co-)élabore mon projet d’accompagnement…
Toutefois,
l’utilisation de la notion de besoin montre ses limites dans la perspective de
participation sociale et d’égalité des droits. En premier lieu, la convocation
d’une telle notion institue, pour les personnes concernées, comme un état
naturel et ontologique de distance, de manque, d’écart, relativement à des
personnes qui n’auraient pas de tels besoins, ceux-ci étant satisfaits dans le
monde des « normaux ». Une personne handicapée serait une personne
qui manifeste un écart (en moins) avec les personnes « normalement
constituées », une personne qui a des besoins. Les besoins des personnes dites
« valides », si tant est qu’elles en aient, ne sont pas de même
nature que ceux de la première, à qui il manquerait fondamentalement quelque
chose et qu’il s’agirait de combler par des prestations adaptées. Considérer
l’être humain comme un être de besoins, expression d’un manque à combler,
induit une conception inégalitaire des êtres humains, à rebours d’une
conception convoquant la diversité et les différences de fonctionnement des
êtres humains, sans que ces différences soient des manques, mais une autre
manière d’être. Il est des besoins de la norme que certaines personnes
(handicapées ou non) n’ont nulle envie de satisfaire.
Cet état d’écart,
de manque, confère une inégalité de statut entre la personne qui a un tel
besoin et celle qui l’accompagne. Il est institué par cette notion une certaine
forme de pouvoir, important, aux institutions ou aux professionnels, chargés de
recueillir et d’identifier ces besoins, et d’y apporter une réponse dont ils
possèdent les clés. Cette problématique est accentuée par les contraintes de
nomenclatures de besoins et de prestations, présentes dans l’actuelle réforme
du secteur médico-social (SERAFIN-PH). Par ailleurs, et on le voit bien à
travers les expériences vécues par les personnes concernées, la référence aux
besoins donne lieu à toutes les dérives possibles. C’est au nom de ses besoins
qu’un enfant peut être orienté vers des structures spécialisées pour des
enfants handicapés. C’est au nom de ses besoins qu’un travailleur est orienté
vers le travail protégé. Autrement dit,
la notion de besoin donne la possibilité de ségrégation et de discrimination.
En mettant en
avant la notion de besoin, on met en arrière-plan, voire on ignore, la notion
fondamentale de droit, droit humain en général, et droit des personnes
handicapées en particulier (convention ONU). La notion de droit n’identifie pas d’écart de
nature avec la norme, mais l’absence d’accessibilité des personnes à des droits
auxquels accèdent la plupart des personnes. Un enfant a d’abord le droit d’être
scolarisé comme tous les autres enfants : ce n’est que dans un second
temps qu’il y a lieu de s’interroger sur les conditions, au niveau de l’enfant
concerné et au niveau de son environnement scolaire, qui vont permettre de
mettre en œuvre la scolarisation. Là pourrait-on peut-être parler des besoins,
ceux de l’enfant et ceux de l’environnement. La priorisation de la notion de
besoin est sans doute un reliquat d’une approche individuelle dépréciative, au
détriment d’une approche politique de l’accessibilité et du droit.
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