Le handicap est-il une malfaçon ?
Il y a un proverbe (africain ?), dont une des versions dit ceci : « Tant que les lions n’auront pas leur propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter les louanges des chasseurs. » Au-delà du simple signifié de la formulation, le proverbe fait référence à une idée non seulement de séparation de catégories, les humains et les lions, mais essentiellement à la domination de la première sur la seconde, qui est sans voix, sans histoire. Les sans voix, ce sont aussi les catégories humaines dominées, dont la caractéristique est de laisser, ou plutôt de subir, la voix des dominants. C’est ainsi que furent sans voix les femmes (par rapport aux hommes), les personnes de couleur (par rapport aux blancs), les homosexuels (par rapport aux hétérosexuels), mais aussi bien sûr les personnes handicapées (par rapport aux personnes dites valides). C’est aussi le cas des pauvres, dont la caractéristique « sans voix » a été maintes fois soulignée, dominés économiquement et socialement.
A partir du moment
où sont établies des classifications, « naturelles » mais surtout
sociales, et des catégorisations, les catégories dominées (pour des raisons
numériques, économiques, politiques, idéologiques) deviennent, au regard des
dominants comme des malfaçons de l’humanité. Une femme est une malfaçon de
l’homme (voir la mythologie de la création dans l’histoire religieuse) ;
une personne de « couleur » est une malfaçon du blanc (l’esclavage et
le colonialisme en ont fourni de multiples exemples) ; l’homosexuel
devient une malfaçon de l’hétérosexuel (voir la répression et les thérapies qui
ont voulu l’éradiquer). Et la personne handicapée est une malfaçon de la
personne valide : longtemps, on a voulu la réparer, la rendre normale, lui
donner les caractéristiques des personnes dites valides (interventions
chirurgicales, compensations, réhabilitation, rééducation…). Le fil conducteur
de la préoccupation sociale ou politique relativement aux personnes handicapées
fut longtemps leur « correction », leur normalisation, leur
« validisation », condition nécessaire pour accéder à la pleine
humanité.
S’arracher de la
catégorisation hiérarchisante et déshumanisante concernant les personnes
handicapées (comme pour les autres par ailleurs) exige d’examiner et d’analyser
les situations d’un autre, et radical, point de vue, de faire un révolution
copernicienne dans la compréhension des situations vécues par les personnes
concernées. Si les catégories sont parfois une nécessité administrative,
correspondant par ailleurs à certaines de nos intuitions sociales, il s’agit de
s’efforcer de ne pas en faire des arguments d’inégalités vécues et instituées.
Il s’agit en quelque sorte de faire une critique sociale et politique de la
situation de domination, et de donner une voix aux personnes sans voix.
Être sans voix,
c’est laisser à d’autres, ceux qui « savent », ceux qui ont la voix,
installer dans le discours et dans les actes, une domination. Les vies dominées
sont pensées par d’autres, elles ne s’appartiennent pas. C’est ainsi que les
personnes dites valides ont attribué aux personnes en situation de handicap des
caractéristiques spécifiques, et justifiant de leur domination (« ils ne
sont pas capables de… » étant la formule résumant le mieux le discours et
la situation de domination). De la même manière que les hommes ont attribué aux
femmes un rôle de domesticité et de maternité.
La norme de
l’humanité reste dans la caractéristique de la validité, justifiant de la
domination des dits valides, dans la vie sociale tout entière, sur les
personnes dites non valides. A ce titre, même si la formule choque , ces
dernières sont considérées comme des malfaçons, définies par des besoins
marquant leurs écarts avec ce qu’il est convenu d’obtenir, par l’exigence du
développement des compétences personnelles pour faire partie de la société, et
même encore parfois par la « fureur » de soigner et de réparer. On
est loin de la reconnaissance de la diversité.
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