"Conduire le changement" disent-ils.
Qui, dans sa situation professionnelle, n’a entendu, ou déclaré, vouloir « conduire le changement ». Formule si banalisée dans le monde du management (les managers et les managés) que l’on se désintéresse spontanément des impensés, de l’inconscient et des a priori de la formule. Elle signifie, tout simplement et tout violemment, qu’il y a ceux qui conduisent et ceux qui sont conduits, ceux qui savent vers quoi il est requis de changer et ceux qui doivent se contenter de suivre le mouvement, en y adhérant de préférence, se contenter de suivre les consignes pour opérer des déplacements, des sachants et des ignorants. Dans ces conditions, il peut y avoir certes des changements, des déplacements, mais vraisemblablement pas de transformation, qui nécessiterait que tous élaborent vers où se transformer, au nom de quoi, comment et pourquoi. L’application d’un travail prescrit correspondant à la conduite d’un changement voulu et pensé par d’autres est une impasse, non seulement pour le professionnel, mais aussi pour la transformation elle-même. L’adhésion et la mobilisation pour un changement hétéronome sont rendues invraisemblables, même en se raccrochant aux branches d’une culture d’entreprise (« c’est notre ADN »), qui de toute façon a été élaborée dans les sphères de ceux qui justement prétendent conduire le changement.
Il s’agit pourtant
bien, même derrière l’euphémisme du management le plus humaniste, de la
traditionnelle vision technocratique qui voudrait que seuls les dirigeants, par
nature « éclairés », aient une vision globale, pour ne pas dire
totale, et légitime de la situation (contexte, organisation, enjeux, visée…),
renvoyant les professionnels de terrain à des vues partielles, concrètes,
inconsistantes, particulières, « bornées », limitées, et même parfois
idéalistes, en tout cas pas à même de pouvoir conduire toute évolution et tout
changement. Un telle formulation prend acte et institue une division du
travail, une répartition des responsabilités, instituant du même mouvement une
hiérarchie des valeurs humaines : les dominants et les dominés, les
sachants et les non-sachants, les premiers ayant la légitimité de diriger, de
« conduire ». On comprend ainsi la verticalisation des rapports
sociaux dans les institutions : à la direction (l’équipe de direction) de
penser l’offre de services, de la mettre en musique, et de faire adhérer les
professionnels, de les mobiliser.
Lorsque ce
paradigme de pensée sur les rapports sociaux et humains est incorporé (au sens
de l’habitus de P. Bourdieu) chez les décideurs et les dirigeants, et également
incorporé par « capillarité » chez les acteurs de terrain, on peut
s’interroger sur la manière dont les mots d’ordre contemporains concernent les
personnes en situation de handicap peuvent trouver à se concrétiser. Car, si
l’on revendique aujourd’hui pour les personnes concernées la participation
sociale, l’autodétermination, le pouvoir d’agir, etc., encore faut-il qu’il
existe un modèle de pensée sociale qui accorde à tous une place significative
pour décider, penser, conceptualiser, agir, pour « conduire » sa
propre vie, et les conditions qui déterminent cette vie.
Avec ce paradigme
qui attribue aux professionnels une place subalterne où il ne s’agit que
d’adhérer aux changements conduits par ceux qui ont la valeur et la légitimité
de conduire les changements, sans avoir le moindre espace pour les élaborer, on
ne s’étonnera pas que les usagers des services et des institutions, encore
moins que les professionnels, ne puissent réellement conduire les changements.
On ne s’étonnera pas non plus que les avancées pour davantage de participation
sociale, d’autodétermination et de pouvoir d’agir, soient issues des luttes et
combats de ceux à qui la légitimité de conduire le changement n’était pas
donnée, c’est à-dire les personnes concernées, et que les mots d’ordre
verticaux et injonctifs ne sont que de mots creux et servant à masquer des
réalités conformes à la hiérarchisation des valeurs et des humains.
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