A qui appartiennent les besoins ?
Un besoin exprime un écart, entre ce que je ne possède pas et ce que possèdent d’autres, cette dernière possession étant considérée comme le standard de ce qui fait une vie satisfaisante. La notion de besoin s’inscrit dans un schéma normatif où il y a une normalité en deçà de laquelle l’écart doit être comblé, en ce qu’il exprime un besoin. Celui-ci, lorsqu’il sera comblé, fera accéder la personne qui a un manque/besoin à l’égalité avec les autres humains, dont la « moyenne » de fonctionnement constitue la norme. Et inévitablement, lorsqu’une personne ne peut satisfaire un tel besoin, surtout si cela est de son fait, elle se trouve de fait dans les catégories hors normes par rapport aux normaux. C’est la définition que l’on trouve dans la réforme SERAFIN-PH, où le besoin de la personne handicapée est défini comme un écart, en moins (c’est-à-dire ce qui manque) par rapport à ce qui est réalisé (formellement) par la personne non handicapée. Le besoin reste la marque du défectueux, du manquant, en définitive de l’homme minoré.
A y regarder de
plus près, définis de cette façon, sont-ce bien les besoins de la
personne ? Notre mode de fonctionnement normal et normé est-il l’unique
référence, en dehors de laquelle ce qui manque (et d’ailleurs aussi ce qui est
en plus), ce qui est absent, constitue un besoin qu’il s’agit de
pourvoir ? Une personne née sourde profonde, ayant appris à communiquer
avec la langue des signes, a-t-elle un besoin d’entendre ? Ecoutons le
témoignage de Charlotte Puiseux : « Non, mon rêve n’était
pas de marcher (marcher n’a jamais été vital !) ni de courir. Oui, je
voulais avoir une vie sociale, des relations amoureuses, travailler… Mais la
solution n’était pas de me rendre valide. » (De chair et de fer,
p.32). Rendre valide (l’expression est forte), c’est vouloir combler ce qui
fait écart avec la caractéristique de validité, c’est considérer que celui ou
celle qui a ce besoin est incomplet. Rendre valide est le texte caché d’une approche
centrée sur les besoins, considérés comme écarts par rapport à un
fonctionnement humain défini par des normes. La valeur fonctionnelle du corps
physique ou psychique en devient associée à une valeur morale. Les besoins
considérés ne sont pas ceux des personnes concernées, ils sont ceux des « normaux »,
des valides, représentés par des experts professionnels, qui considèrent que la
norme c’est de devenir valide en comblant (compensant) les besoins.
Considérer ce qui me satisferait, ce dont j’aurais besoin, en
fonction des normes sociales de mon environnement, comme la marque d’un manque
fonctionnel me situe relativement à une norme de complétude ou d’intégrité
fonctionnelles décidée par ceux qui s’estiment « complets ». C’est ce
qui se produit pour les personnes en situation de handicap. Des professionnels,
experts de l’intégrité de l’être humain et des moyens de l’atteindre,
déterminent les besoins de ceux dont ils estiment qu’il leur manque quelque chose.
Le médecin décide, pour pallier un besoin, d’une intervention chirurgicale,
d’une médication, d’une prothèse…, relayés par d’autres professionnels en ce
qui concerne chacun son expertise. La multiplication des besoins fonctionnels
considérés comme écarts à une norme interdisent de prendre en considération les
conditions de fonctionnement de la diversité humaine et fait des personnes
concernées des « nécessiteux ».
Alors que faire de ces différences ? L’on gagnerait
sans doute à réfléchir non pas en termes de capacités fonctionnelles, ce qui
conduit à identifier des écarts par rapport à des normes, et à les analyser comme
besoins, mais à réfléchir dans le registre des réalisations d’activités individuelles
et collectives socialisées : se déplacer plutôt que marcher ou courir, … être
autonome plutôt qu’être indépendant. Cette réflexion pourrait conduire à
analyser ce qui ne peut être réalisé comme des impossibilités d’accès aux
droits fondamentaux. L’autonomie n’est pas un besoin, c’est un droit. Penser en
termes de droit(s), et non plus de besoins, permet de s’extraire de la notion validiste
de manque ou d’écarts aux normes.
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