Bricoler ses pratiques
Dans le déferlement des recommandations de bonnes pratiques et de grilles d’action à mettre en place, suivre et évaluer, face à un travail prescrit qui ne laisse pas beaucoup de place à l’initiative individuelle, il est peut-être temps de réhabiliter le bricolage. Bricolage, terme et postures honnis des experts, des ingénieurs et technocrates de l’action sociale, des contrôleurs de l’efficacité par les preuves, de ceux à qui il convient de rendre des comptes. C’est Claude Levi-Strauss qui a le mieux promu cette notion de bricolage et l’activité du bricoleur, dans le domaine des pratiques humaines : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble […] est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. » (La pensée sauvage).
Dans le travail
d’accompagnement de personnes vulnérables, c’est pourtant bien le bricolage,
tel qu’ici défini, qui est pertinent. Comment en effet élaborer conjointement
une relation d’accompagnement lorsque cette relation est soumise en permanence
à un protocole ne laissant place à aucune improvisation, aucune créativité,
aucun aménagement. Le développement d’une relation amicale ou amoureuse
serait-il concevable s’il était soumis à un protocole et des recommandations de
bonnes pratiques ? La relation humaine, constitutive de la relation
d’accompagnement ne peut ni se traduire ni se réduire en procédures, protocoles
et règles.
Le travail social,
l’accompagnement des personnes ne sont pas faits que de relation. Il y a bien
sûr des contenus, dont certains sont d’ailleurs tout à fait évaluables selon
des procédures plus ou moins standardisées : autodétermination, droits,
participation sociale, inclusion…Ce sont là les matières premières et les
outils dont dispose le bricoleur. Mais ces contenus sont essentiellement
médiatisés dans une relation : il n’y a pas d’exercice d’autodétermination
sur papier ou tableau Excel ! L’accompagnement se réalise donc en
utilisant, comme le bricoleur, tous les éléments qui sont là.
Ce bricolage
s’oppose, toujours chez C Levi-Strauss, à la tâche de l’ingénieur, qui réalise
un projet, et pour ce faire organise et requiert la matière et les outils dont
il aura besoin. On trouve la place de l’ingénieur typiquement dans
l’élaboration d’un travail prescrit, qui va ajuster les moyens à un projet.
Mais dans ce contexte, le travail prescrit reste formel, s’exerce dans des
conditions abstraites de la réalité mais bien souvent éloignées d’elle, sans
aléas, rationnellement. C’est ce qui
semble s’organiser dans la répartition des tâches, dans le division du travail,
entre ceux qui mettent en œuvre l’accompagnement avec les personnes, fait
d’incertitudes, d’improvisation, de réactions, d’ajustements, avec des
bifurcations, des retours en arrière, des avancées, selon l’évolution de la
personne ; et ceux qui définissent les tâches, les rationalisent, les
contrôlent, les protocolisent, les évaluent, etc. En ne permettant pas aux
premiers d’exercer leur métier en bricolant. En faisant le déni par conséquent
des compétences de bricoleur qu’ils ont apprises et continuent d’exercer.
Cette hiérarchie
de compétences qui s’est établie entre ceux qui pensent (selon la posture de
l’ingénieur) et ceux qui réalisent (selon la posture du bricoleur) a des effets
délétères sur l’accompagnement lui-même : perte de sens et de motivation
des professionnels, perte de compétences également, au profit d’une
technocratisation de l’intervention.
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