Enquête sur l'évaluation dans les établissements sociaux et médico-sociaux
de L.FRAISSE, J-L. LAVILLE, M-C. HENRY et A. SALMON, érès, 2025
Voici un petit livre sur les nouvelles modalités
d’évaluation des établissements sociaux et médico-sociaux, celles établies par
un nouveau référentiel établi et publié par la HAS en 2022. Petit livre, mais
lourd de questionnements et d’interrogations sur les modalités choisies dans ce
référentiel, qui dorénavant s’applique à tous les établissements sociaux et
médico-sociaux. Prévenons tout de suite ceux qui a priori vouent les critiques
de l’évaluation aux flammes de l’enfer immobiliste ou passéiste. Les auteurs
sont favorables au principe de l’évaluation, comme source d’amélioration de
l’action, des pratiques, des connaissances, des compétences. Non, ce qu’ils
interrogent, ce sont les modalités de réalisation des évaluations dans le cadre
de ce reférentiel.
Le livre est divisé en cinq chapitres, chacun rédigé par un
ou deux auteurs, abordant la question selon différentes entrés.
Le premier chapitre (Jean-Louis LAVILLE, sociologue) est
intitulé : Une dérive techniciste. Cette partie a été rédigée à partir des
enquêtes effectuées par des étudiants de master d’examen de nombreuses
évaluations effectuées tout récemment (évaluations internes et évaluations
externes). Les titres des différentes parties de ce chapitre donnent une idée
précise de ce qui en a été retiré, avec des constats véritablement étayés.
·
Concernant les cabinets évaluateurs : une
vernis de scientificité recouvrant des méthodes floues, des réponses convenues
et une méconnaissance des réalités.
·
L’alignement sur l’entreprise : « Les
méthodes sont importées de l’entreprise qui implicitement devient un modèle
normatif pour toute évaluation » (p.22), qui fait disparaitre le
caractère relationnel de l’action.
·
La focalisation sur un contrôle formel dans
lequel la conformité écrite avec les procédures établies et exigées devient le
critère principal, dont les conclusion bien souvent consistent à
« rédiger, tenir à jour, compléter »
·
« de la fétichisation des procédures à
l’absence de contextualisation et à la dévalorisation de l’informel et du
collectif » (p.32), qui empêche la recherche de solutions, en équipe
par exemple, à des problèmes rencontrés dans le travail réel, absents du
travail prescrit, et qui remet de l’uniformité là où la singularité est prônée.
·
« Des savoirs professionnels
négligés » (p.38), et « des savoirs expérientiels oubliés »
(p.43) : les pratiques des professionnels, celles qui leur permettent de
surmonter les problèmes quotidiens qu’ils rencontrent, et d’exercer leur
créativité dans la recherche de réponses, seuls ou avec d’autres
professionnels, ne rentrent pas dans le référentiel.
Et conclut l’auteur : « Toutes ces tendances
lourds convergent vers un formatage d’une évaluation au départ conçue pour
améliorer les services rendus. » (p.49)
Le second chapitre (Laurent FRAISSE, sociologue) analyse le
vécu des usagers et des professionnels face au référentiel de la HAS. Deux services
d’une association ont été interrogés à la suite de leurs évaluations. Les
constats vont dans le même sens que ce qui a été observé dans le premier
chapitre. Les titre des différents paragraphes sont explicites : de
l’évaluation à l’inspection ; une normalisation de la posture, du format
et de méthodes de l’évaluation ; une conception de la qualité fondée sur
la traçabilité et la cotation ; des résultats difficilement appropriables,
un référentiel qui rend insuffisamment compte du vécu des résidents et du
travail des professionnels. « Le dispositif, visant principalement à la
vérification de la conformité des pratiques professionnelles à des protocoles
écrits, suscite de la défiance, car il s’intéresse insuffisamment au travail
réel des équipes. Il renvoie à une conception de la qualité « comprise
comme une somme de normes et de procédures écrites à assimiler et à respecter
dans le cadre d’une organisation prescrite de la relation à la personne
aidée » (L.Barbe) » (p.85)
Le troisième chapitre (Marie-Catherine HENRY), consacré à
l’observation de la passation des évaluations selon le référentiel de la HAS
sur le terrain, au sein des associations, conforte les analyses de deux auteurs
précédents, et met en évidence l’ignorance du travail réel effectué par les
professionnels. « Tous les compromis, arrangements, adaptations, toutes
les réponses « sur mesure » qui font le quotidien des relations entre
les travailleurs sociaux et les personnes concernées, toute cette capacité
d’ajustement dans l’échange, dans la conflictualité parfois, passent à travers
les mailles d’une grille de lecture qui envisage un usager type et non des
profils variés. » (p.113)
Dans le quatrième chapitre, Anne SALMON, philosophe, réfléchit
sur la contextualisation et les enjeux de la nouvelle évaluation dans les
établissements sociaux et médico-sociaux. Elle met en garde en particulier sur
les risques qu’une telle évaluation fait courir dans les métiers du soin ou du
care, en ce qu’elle est susceptible de préparer à des comparaisons, porte
ouverte à la concurrence et à la mise sur un marché lucratif, comme le sont
déjà certains secteurs (personnes âgées et petite enfance), dont les effets
désastreux ont été mis en évidence par diverses enquêtes journalistiques. Elle
critique également les impasses dans
lesquelles mènent les modalités choisies pour l’évaluation, avec par
exemple le système de notation : « En ne livrant qu’un aspect
appauvri du travail réel des professionnels, en quoi [les notes obtenues dans
l’évaluation] peuvent-elles les aider à réfléchir collectivement en vue de
repenser leurs modes d’intervention . En quoi cela favorise-t-il la recherche
de solutions pour améliorer réellement la vie des usagers dans ces
établissements ? » (p.141)
Dans une cinquième partie, Marie-Christine HENRY et Anouk
COQBLIN font voir de nombreuses expérimentations, innovations, réponses qui
sortent d’un cadre prédéfini des fonctionnements sociaux et médico-sociaux.
Certaines font preuve d’une grande créativité en réponse à des situations
dramatiques et sans solutions, fréquemment vécues par des personnes vulnérables
(addictions, vie à la rue…). Les professionnels et les associations inventent
des solutions. Qui sont absentes, et délibérément effacées des référentiels,
voire contre-indiquées. Elles ne correspondent pas aux rubriques prédéfinies,
elle ne font pas l’objet d’une preuve écrite d’efficience, elles démarrent
parfois sans moyens attestables dans les critères de l’évaluation.
Je serais tenté de conclure par la dernière proposition formulée
dans leur conclusion sur leurs scénarios prospectifs « Le dernier
scénario vise à remettre en cause le référentiel HAS, jugé inadéquat à la
plupart des établissements. Trop sanitaire, trop normatif, trop descendant, pas
suffisamment participatif, compréhensif et explicatif, accréditant des cabinets
ayant peu de connaissance du secteur, considérant trop peu les conditions de
travail des professionnels et le vécu des usagers, ne faisant que peu de cas de
l’histoire et du statut des organismes, l’aménagement du cadre évaluatif n’est
pas à la hauteur d’une nécessaire opposition à la dérive managériale du
secteur. » (p.207)
Extraits de la présentation de l’éditeur
Le référentiel de la Haute Autorité de santé (HAS) a
constitué un véritable choc pour les travailleurs et intervenants sociaux
déboussolés par cette nouvelle façon de mesurer à partir d’une profusion de
critères. Son irruption est venue infléchir la démarche de l’obligation
d’évaluation, introduite au début du XXIe soècle.
L’enjeu de cet ouvrage se distingue des nombreux guides
et manuels publiés : il part d’enquêtes faites auprès des professionnels
et des usagers en sollicitant leur participation active. Comment vivent-ils
l’évaluation ? Comment sont-ils associés ? Quels effets
discernent-ils ? Suspendons un moment les jugements des experts pour
écouter les personnes concernées, celles et ceux qui sont tous les jours sur le
terrain.
Cet ouvrage constitue un document permettant d’alimenter
la réflexion des professionnels du travail social, d’apporter des arguments et
de porter une parole publique. Il revient sur les différentes étapes de
l’évaluation en action et sur les effets générés dans les établissements. Le
hiatus entre les normes imposées et la réalité des associations et autres
structures dans ce champ d’être questionné.