Les effets pervers d'un regard institutionnel
Les institutions du secteur médico-social se laissent
souvent aller à avoir un regard (et un discours) à la fois totalitaire et
dévalorisant envers les « usagers ». Lors d’une réunion, peut-être de
synthèse, en tout cas en présence d’experts, il s’agissait d’examiner la
situation d’Ornella, dont l’attitude et le comportement interrogeaient
beaucoup, voire mettaient à mal, les professionnels des équipes. Après avoir
évoqué plusieurs questions ayant trait à son comportement en classe, au
collège, à l’internat, en famille (pour ce qu’on en connaissait), on en est arrivé
à sa corpulence physique. Une professionnelle prit la parole : « Là
maintenant, ça se dégrade, elle mange n’importe comment, elle est devenue
quasiment obèse, et puis il faut voir comment elle se tient, elle est la
plupart du temps avachie à sa table ou dans la salle de loisirs ! »
Cette professionnelle se trouvait face à moi, de l’autre côté de la table. A
côté d’elle, une de ses collègues, très corpulente, « avachie », peu
soucieuse de son apparence physique. Les propos tenus sur Ornella auraient pu
la qualifier ! J’ai vu cette professionnelle se crisper, blêmir, puis
laisser passer.
Sur un temps de travail, peut-on penser qu’une professionnelle
tienne un tel discours sur un autre professionnel ? Non
vraisemblablement ! Mais elle a pu le tenir sur un jeune usager. Le plus
étonnant est la dissociation qu’elle fait entre le discours qu’elle peut tenir
sur un usager et le discours qu’elle ne peut s’autoriser à tenir sur une de ses
collègues, cette dernière pratique étant référée au respect dû à la personne.
Autrement dit le respect dû à une personne collègue n’est pas dû à une personne
usager.
Le fait de tout connaitre d’un usager, de la classe à la
famille en passant par l’internat, et la possibilité d’échanger sur ce
« tout », rend l’usager transparent, et on s’autorise à tout dire de
lui, parce qu’on le regarde de partout, qu’on le scrute en permanence. Mais à
vouloir tout rendre transparent, on en arrive à perdre le respect dû à
l’usager.
Dans le même ordre d’idées, j’ai longtemps entendu la
préoccupation des professionnels pour inciter les jeunes à s’exprimer sur leur
vécu, à mettre des mots sur leurs sentiments et leurs émotions, cette mise en
mots étant considérée comme une compétence nécessaire à leur développement.
Dans les échanges autour des situations des jeunes, dans les objectifs des
Projets Personnalisés d’Accompagnement, dans les « synthèses » entre
experts, en particulier thérapeutiques, cette nécessité fait loi. Alors que
dans le même temps, la plupart de ces professionnels se donnent comme règle de
ne pas laisser exprimer leurs émotions ou leurs sentiments en milieu de
travail. J’ai longtemps travaillé avec une professionnelle extrêmement pudique
à ce niveau, et sans savoir jamais ce qu’elle ressentait par rapport aux
situations professionnelles. Je ne sais si c’était par choix ou par
« incapacité ». Mais il ne me serait pas venu à l’idée d’exiger cela
d’elle, ou de lui fixer comme objectif de compétence professionnelle,
d’exprimer ses sentiments ou ses ressentis.
La volonté de transparence par rapport aux usagers, avec ces
effets collatéraux, n’est pas seulement l’illusion décrite par P Ben Sousan et
R. Gori (Peut-on vraiment se passer du secret,
l’illusion de la transparence, érès, 2013), mai elle est aussi, et plus
gravement, une mise en danger du respect dû aux personnes.
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