L'éducation inclusive à l'épreuve des catégories : les effets de l'assignation aux handicaps associés
Publié dans la Nouvelle revue Education et société inclusive, n°83-84, novembre 2018, p.125-130
Les institutions, pour
diverses raisons, ont une propension forte à mettre les personnes en
catégories : cela facilite bien souvent les organisations. Cela donne
également, à destination des professionnels et des parents, une grille de
lecture pratique, de pensée et d’action, pour comprendre les situations de
certaines personnes. Les catégorisations procèdent d’une « épistémologie pratique » (Benoit, 2013), c’est-à-dire
d’une carte déterminée de réponses éducatives, thérapeutiques ou pédagogiques à
l’égard des personnes qui font partie de la catégorie constituée. Tel est le
cas de la catégorie handicap(s)
associé(s). La situation évoquée ici concerne plus particulièrement une
expérience avec des jeunes sourds avec
handicaps associés.
Alexis devient collégien
Lors d’une rencontre
d’élaboration et d’écriture du Projet Individualisé d’Accompagnement dans un
établissement médico-social, en présence d’Alexis et de ses parents et avec
l’équipe pluridisciplinaire, nous évoquions la situation de ce jeune garçon au
collège. Alexis est un jeune sourd de 15 ans, avec des « handicaps
associés » : difficultés (ou troubles) et inadaptations dans la
relation aux autres, difficultés de la communication, dans les apprentissages
scolaires et dans certaines habiletés sociales. Il est scolarisé dans un
dispositif médico-social externalisé au sein d’un collège, regroupant plusieurs
modalités de parcours scolaire pour de jeunes sourds. Pour ce qui le concerne,
il est le plus souvent, au moins sur les temps de classe, avec un groupe de
jeunes sourds présentant, comme lui, avec leur surdité, des situations
complexes de handicap.
Il a toujours été
considéré, par les parents et les professionnels, comme un « jeune sourd
avec handicaps associés », pas comme un collégien : sa manière d’être,
son niveau scolaire, son rapport aux autres, et d’autres caractéristiques
l’identifient spontanément sur cette assignation, excluant de fait et
inconsciemment, la seconde, celle de collégien. Même ses parents, après avoir
beaucoup espéré un rythme de progrès qui ne venait pas, qui avaient une réelle
préoccupation quant à ses apprentissages scolaires, le voyaient ainsi, tant
l’écart avec les jeunes de son âge était important.
Alexis avait manifesté
dans la période récente qui précédait cette rencontre quelques attitudes
sociales non tolérées dans les règles de fonctionnement du collège, voire
« rebelles » : oubli trop systématique de son matériel, mise en
désordre du vestiaire de la salle de sport. Ces attitudes avaient déclenché les
conséquences habituelles pour les collégiens en termes de sanctions : deux
« colles », qu’il n’avait pas acceptées de bon cœur, mais auxquelles
il s’était conformé. A l’évocation de ces faits lors de la rencontre, les
parents ont exprimé leur « joie » de voir leurs fils « collé ».
Parce c’était la manifestation que d’une certaine manière, que de cette manière
au moins, il appartenait ainsi à la communauté du collège, qu’il prenait
possession de l’identité d’un adolescent ou d’un collégien, qu’il délaissait
pour cet instant du moins sa peau de « jeune sourd avec handicaps
associés », à laquelle finalement il se réduisait. Il grandissait, il
faisait des bêtises. Il appartenait enfin
la catégorie des jeunes de son âge, peu importait qu’il eût d’autres
difficultés, dont tous étaient bien conscients pourtant. « Il faut le punir, c’est normal qu’il soit
puni » : l’excès de punition était quasiment la garantie de la
normalité, que désormais tous pouvaient le voir comme un collégien, avant de le
voir comme un handicap associé.
Les dispositifs pour jeunes sourds avec handicaps associés
Réglementairement (Annexe
XXIV quater), la catégorie « sourd avec handicap(s) associé(s) »
qualifie une personne ayant une déficience auditive, à laquelle s’ajoutent, ou
sont associées, d’autres déficiences physiques, sensorielles, intellectuelles
ou mentales, ou des « troubles » de la relation, de la personnalité,
de la cognition ou des apprentissages. La notion de « handicap rare »
vient croiser cette première catégorisation sur des aspects épidémiologiques de
prévalence et de complexité. Ces définitions qui établissent en quelque sorte
des frontières qui se voudraient objectives demeurent rivées sur des modèles et
des approches très bio-médicales qui mettent dans une même catégorie d’action
des situations individuelles hétérogènes, sans toujours pouvoir prendre en
compte des singularités de besoins particuliers. Un jeune sourd avec une
déficience physique pourra faire un parcours en collège et lycée, alors que ce
parcours sera peut-être inaccessible à un jeune sourd ayant une déficience
intellectuelle et des troubles de la relation. Dans les enquêtes diverses, ils
seront tous deux catégorisés dans la rubrique « handicap associé »,
ou alors on hésitera à ainsi qualifier le premier pour la raison qu’il n’appartient
pas aux SEDAHA[1] autorisées administrativement par les annexes
XXIV quater.
D’autres réponses
organisationnelles, passant outre aux classifications médicales et plus proches
d’une approche systémique, basées sur l’observation et l’évaluation cliniques interdisciplinaires
des situations vécues par les personnes, sont mises en place de manière
pragmatique. On ne s’attache pas ici prioritairement aux déficiences associées
(sauf dans quelques cas particulier comme la déficience visuelle associée à la
déficience auditive par exemple), mais aux situations de participation sociale
ou de handicap vécues par les personnes dans l’exercice d’habitudes de vie
(activités courantes et rôles sociaux) (Fougeyrollas, 2013). Le système
scolaire n’étant pas en mesure d’accueillir dans des conditions acceptables des
jeunes présentant des situations très complexes de handicap (sourds avec
handicaps associés), des organisations doivent être mises en place pour offrir
à ceux-ci des modalités permettant de les regrouper afin de répondre à leurs
besoins particuliers, certes différents, mais caractérisés par leur
impossibilité de participation sociale à l’école et à ce que celle-ci attend
d’eux. Leur parcours de scolarisation est souvent difficilement compatible avec
les contraintes et les exigences relatives aux parcours des autres élèves.
Dans la situation évoquée
dans cet article, il s’agit de situations complexes de handicap relativement
simples en regard de nombre de situations encore plus complexes, celles
s’agissant d’enfants ou d’adolescents aux frontières de« l’autisme »
par exemple. Ici, ce qui regroupe ces jeunes dans le cadre d’un parcours de
scolarisation commun ce sont :
- -
Un écart
extrêmement important entre les compétences des élèves d’une classe d’âge et
celles de ces jeunes et des réponses adaptées à leurs besoins
d’apprentissage : par exemple utilisation de pictogrammes et de supports
de Makaton© pour les apprentissages de la lecture et de l’écriture ;
- - Une
difficulté de certains à établir des relations avec les autres ou simplement
d’être en présence de nombreux autres ;
- - Des
difficultés d’appropriation d’un système langagier de communication et de
conceptualisation ;
- - Le besoin de
faire des apprentissages qui n’ont pas besoin d’être « enseignés »
dans l’école : autonomie dans la vie quotidienne, gestes d’hygiène,
habiletés sociales…
Sur ces besoins en
quelque sorte communs malgré de nombreuses différences dans les singularités,
le regroupement de ces jeunes sous la catégorie jeunes sourds avec handicaps associés permet d’apporter des
réponses pertinentes, tant dans les contenus et les modalités d’apprentissages
sociaux ou scolaires, que dans la sécurité trouvée par rapport à des
environnements perçus comme inhospitaliers, voire hostiles.
L'assignation catégorielle
Mais ce regroupement
catégoriel a dans le même temps l’inconvénient de mettre ces jeunes de l’autre
côté de la frontière de la norme, en les y affectant en tant que catégorie de
personnes avec certaines caractéristiques, hétérogènes certes, mais
artificiellement mises les unes à côté des autres, nommées comme en écart avec
les normes : celles des entendants bien sûr, mais aussi celles d’autres
sourds plus normaux, réalisant des
parcours scolaires identiques à ceux des élèves entendants, ou parfois
spécifiques quand les difficultés scolaires sont trop nombreuses, mais en
dehors de la catégorie handicap associé.
Certes la situation de
handicap tient bien et d’un corps déficient et d’un environnement inhospitalier
en interaction l’un avec l’autre (Blanc, 2012). Ces jeunes regroupés là avec
d’autres jeunes ont bien, dans leur corps,
des caractéristiques que n’ont pas d’autres jeunes sourds qui bénéficient d’un
autre type d’accompagnement et qui ont un autre parcours scolaire et de vie.
Mais s’ils sont ainsi dans un dispositif spécifique, c’est aussi que les
environnements, inhospitaliers, ne les tolèrent pas, alors qu’ils tolèrent,
mieux en tout cas, d’autres sourds. Ce qui veut dire que le regroupement tient
au moins autant aux caractéristiques et aux besoins de ces jeunes qu’au fait
que l’environnement, scolaire en particulier, se trouve dans l’incapacité
d’offrir un accueil convenable à ces jeunes. Toutefois, on va les définir, non
pas sur cette double caractéristique de l’interaction d’une personne avec un
environnement, mais uniquement sur leurs caractéristiques personnelles, et les
catégoriser sur ces caractéristiques.
L’organisation spécifique
mise en place pour les accompagner et les réponses méthodologiques qui leur
sont proposées dessinent bien un territoire particulier, en dehors du
territoire des autres, sur lequel se greffe tout un discours catégorisant et
ségrégatif. On parle du « groupe de handicaps associé », on dit de ce
jeune que « c’est un handicap associé ». Les discours viennent ici
ponctuer une réalité instituée de séparation, aussi bonnes puissent être les
intentions de cette séparation. « Quand
dire c’est faire » (J-L. Austin, 1970) : le discours tenu sur ces
jeunes et la manière dont est organisé leur accompagnement devient
« performatif ». Il institue la réalité de la catégorie
« jeunes sourds avec handicaps associés ». Il institue, l’intérieur
de cette catégorie, une naturalisation des caractéristiques de comportement,
d’attitudes, de rapport au monde, d’incapacités.
On cherche à étiqueter
des personnes afin de les mettre en groupe, de les catégoriser, à partir de
caractéristiques issus d’indicateurs (dont on prétend qu’ils sont objectifs)
anatomiques, physiologiques, biologiques, neurologiques ou
« psychologiques ». Mais plutôt que la réalité pseudo-objective fait
la catégorie ou l’étiquette, c’est plutôt l’étiquette qui prend une valeur
« performative », qui crée la chose. Nomme la catégorie « sourd
avec handicap associé » c’est créer un territoire, un champ de
significations dans lequel seront enfermés des personnes dont certaines
caractéristiques répondront à la définition de l’étiquette, et qui seront à ce
moment réduites à ce territoire défini par ces caractéristiques.
C’est contre quoi s’érige
Charles Gardou : « La
catégorisation et l’indexation, à l’aune desquelles la singularité s’efface,
sont une conséquence de la dictature de la norme. … Avec sa charge de
caricature, l’expression au pluriel « les handicapés » évoque les
membres d’un ordre humain et social différents, affligés d’une infériorité par
rapport à la condition dite « normale ». Rabaissés à leur déficience
érigée en nature, à partir de laquelle on en vient à prédire leur
devenir. » (Gardou, 2012, p.55).
La difficile sortie de l'assignation
Une fois l’assignation
effectuée, une fois l’appartenance à une catégorie certifiée, une fois le jeune
affecté à son groupe d’appartenance, il devient difficile, pour le jeune
lui-même et pour son environnement, de s’extraire de cette assignation, de
penser des réponses en dehors de celles qui sont prévues et programmées pour
les personnes appartenant à la même catégorie. Pour le jeune lui-même, qui
répond par la sidération du maintien à la place où il a été mis, ou parfois par
la révolte ou la violence consécutives à la frustration de ne pouvoir réaliser
que ce à quoi il est assigné ou il s’assigne. Pour les parents, qui observent
au quotidien les insuffisances et les incapacités que les professionnels ne
manquent pas d’observer et de transmettre pour justifier ainsi l’écart dans
lequel le jeune se trouve. Pour les professionnels, qui forts de leurs
expertises à élaborer des réponses déjà construites pour de telles populations,
nonobstant les innovations apportées au cadre d’accompagnement de ces jeunes,
reproduisent cette assignation : les pratiques, les rééducations, les
interventions, les organisations ont fait leurs preuves, il faut certes les
améliorer, mais elles fonctionnent de manière adaptée pour ces jeunes.
Marina faisait partie
d’un groupe de jeunes adolescents sourds
avec handicaps associés. Elle manifesta le désir, peut-être parce qu’elle
avait progressé plus vite que d’autres jeunes du groupe, de faire partie
d’autres groupes au sein du collège : un autre groupe de jeunes sourds
ayant un parcours de scolarisation plus « scolaire », et également,
même si elle en avait quelquefois un peu peur, des jeunes du collège. Le cours
d’arts plastiques, domaine pour lequel elle manifestait une appétence, pouvait
être un lieu de participation pour Marina. Mais cela ne put se réaliser dans un
premier temps, tant l’équipe de professionnels mettait en avant, et en
concurrence par conséquent avec cette perspective, de multiples raisons tenant
aux a priori des réponses aux besoins de Marina : des besoins
psycho-affectifs de protection, la nécessité de relations avec un nombre limité
de personnes, sa peur du grand groupe, l’exigence de placer des réponses
thérapeutiques et éducatives préalables à la confrontation, le besoin de
psychomotricité pour renforcer sa confiance en elle, etc.. Lorsqu’elle enfin y
parvint, ce fut avec un succès incontestable, et lorsque l’enseignante en arts
plastiques fit part, en Equipe de Suivi de Scolarisation, de sa grande
satisfaction d’avoir Marina pour élève dans son cours, la fierté manifestée par
Marina valait bien toutes les évaluations de qualité de participation sociale
de la jeune fille : elle était reconnue, non pas comme appartenant à telle
ou telle identité, ou catégorie, mais simplement reconnue.
L’assignation dresse,
pour les professionnels, et aussi souvent pour les parents, un portrait de
capacités et d’incapacités, de besoins et de réponses, d’obstacles et de
ressources, malheureusement souvent sur le versant négatif. Ce portrait est
dessiné à partir des habitudes de travail, des organisations mises en œuvre et
la nature des réponses organisées. Et sur des expertises qui vont cibler le
domaine particulier d’exercice de cette expertise (par exemple le
psychomotricien va inévitablement repérer les petits dysfonctionnements qui ici
vont prendre de l’ampleur et devenir pathologiques) au détriment d’une approche
plus écosystémique qui aurait pour visée la réalisation de soi dans des
situations de vie. Cette posture empêche souvent la prise de risque
d’innovation d’autres réponses correspondant davantage aux besoins et aux
projets de la personne.
Conclusion
En cessant de les nommer
ainsi « handicaps associés » par économie linguistique et réduction
conceptuelle, en cessant de les regarder ou de les assigner à une catégorie de
sur-incapacité, on pourrait sans doute les voir autrement, identifier leurs
capacités et leur donner des occasions de les exercer. On osera peut-être aussi
les faire appartenir à la catégorie universelle des jeunes de leur âge, quelles
que soient leurs singularités. Les situations complexes de handicap qu’ils
rencontrent, et pour lesquelles ils requièrent protection, ne sont pas que de
leur fait, mais dépendent aussi du regard qui est porté sur eux et de la place
qui leur est faite dans les environnements auxquels ils ont droit, comme c’est
le cas ici le collège.
Bien sûr, chacun trouvera
un jeune sourd, ou un jeune handicapé, dont le « handicap associé »
est plus grave, et dont la situation interdit de penser de telles capabilités.
Masi pour ceux décrits ci-dessus, il y a encore quelques années, il était
impensable qu’ils puissent avoir une place même physique dans un collège. Faire
le pari de leur capabilité plutôt que de se focaliser sur leurs seules
difficultés contribue à leur gain de participation sociale et de place dans la
société.
Bibliographie
AUSTIN, J-L. (1970). Quand dire c’est faire. Editions du Seuil.
BENOIT, H. (2013). Distorsion et détournement des
dispositifs inclusifs : des obstacles à la transition vers de nouvelles
pratiques ? La nouvelle revue de
l’adaptation et de la scolarisation, 61, 49-63.
BLANC, A. (2012). Sociologie du handicap. Armand Colin.
FOUGEYROLLAS, P. (2010). La funambule, le fil et la toile. Transformations
réciproques du sens du handicap. Presses de l’Université Laval.
FRETIGNE, C. (2013). Les Dispositifs innovants de l’école à la lumière
de la « handicapologie ». La Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, 61,
165-174.
GARDOU, C. (2012). La société inclusive, parlons-en. Il n’y a pas de vie minuscule.
Erès.
LE CAPITAINE, J-Y. (2004). Des enfants sourds à l’école ordinaire.
L’intégration, des principes aux pratiques pédagogiques. L’Harmattan.
Résumé
Les dispositifs d’éducation et de scolarisation pour jeunes avec handicaps associés (ici de jeunes sourds) ont l’avantage de proposer des réponses inexistantes dans le milieu ordinaire. Mais ce faisant, ils assignent dans le même temps ces jeunes à une catégorisation excluante et à des représentations d’incapacités éloignées de la norme. Cela reste un défi pour les professionnels, les parents et les jeunes eux-mêmes de s’extraire de cette assignation.
Mots-clés
Assignation, Dispositif spécifique, Handicaps associés, Participation sociale, Sourds.
Summary
Education and schooling arrangements for young people with multiple disabilities ( in this case, young deaf people) have the advantage of offering responses that do not exist in the mainstream education. But in doing so, they also integrate these young people in an exclusionary categorization and maintain them in representations of disabilities remote from standard education. It remains a challenge for professionals, parents and young people themselves to get out of this erroneous categorization.
Keywords
Deaf people, Multiple disabilities, Social participation, Specific organisation.
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