Machiavel manager
Depuis que le concept de ressources humaines, les RH,
a été mis au-devant de la scène dans l’entreprise ou même dans toute
organisation, avec le management comme outil de mise en œuvre d’une entreprise
efficace, et même parfois heureuse (ces entreprises qui visent, outre leur cœur
de services, l’accomplissement personnel de chacun de leurs salariés), on n’a
jamais autant parlé non plus des effets de la face cachée et douloureuse de ce
management, en définitive pas si séduisant que veulent bien le présenter ses
thuriféraires et ses promoteurs. Et l’on voit même bien souvent que les pires
des entreprises mettent en avant leur préoccupation première du bien-être de
leurs salariés et revendiquent un management humain exemplaire (un exemple
récent nous a été donné dans un numéro de Cash Investigation, du 24 septembre
2019, sur les « petites mains » de fabrication des algorithmes de
l’intelligence artificielle).
Un film de 2017, Corporate, (de N. Silhol), qui fait référence aux suicides de France Télécom il y a quelques années, fait un état des lieux, glacé et glaçant, de méthodes managériales d’amélioration de l’efficacité et de la qualité induite par les changements profonds de l’entreprise concernée. Les responsables des ressources humaines, managers tueurs (et ici ce n’est pas que métaphorique), sont extrêmement engagés dans leur mission (ils sont corporate) et n’hésitent pas à harceler ceux dont ils ont décidé de l’inutilité ou ceux qui sont présumés faire de la résistance à un changement décidé en haut lieu.
Bien évidemment, il est possible de mettre, face à cette
violence managériale et de gestion des ressources humaines, d’autres modèles de
management plus doux, plus bienveillants, et censés ne pas reproduire les
horreurs relatées dans un tel film. Des ouvrages sur le management des
entreprises, et parmi celles-ci depuis déjà de nombreuses années celles du
secteur social et médico-social (association, établissements, services), il y a
légion. Les modèles développés dans ce secteur se présentent la plupart du
temps comme « innovants », « respectueux »,
« bienveillants », etc. Et c’est même leur justification pour faire
évoluer un état des choses jugé a priori comme insatisfaisant et s’acheminer
vers un climat social apaisé et un investissement professionnel plus décisif
des salariés.
Les aspects de démocratie, participation, responsabilité,
engagement, etc. constituent désormais le paradigme souhaité de tout acte de
management, et les cadres s’y forment intensivement. Mais, phénomène étrange,
ces nouvelles modalités ne semblent pas avoir supprimé ou atténué les effets
dévastateurs du management. La souffrance au travail est toujours autant, voire
davantage, d’actualité depuis le livre de C. Dejours il y a déjà près de
quarante ans (Travail, usure mentale, 1980).
« Management par objectifs », « lean
management », « management moderne », « néo (ou new)
management », « management bienveillant », etc. ont-ils relégués
aux oubliettes l’ancien management issu de l’organisation du travail (OT)
tayloriste ou fordiste ? Sur nombre d’aspects certainement, et c’est ce
que ne manquent pas de mettre en avant les promoteurs de ces nombreuses et nouvelles
approches du management, qui font parfois appel à des principes ésotériques. A
croire ces promoteurs, ces nouvelles modalités de management n’auraient rien à
voir avec l’ancien management : les révolutions se revendiquent à bon compte !
Mais la réalité est résistante, et ces nouvelles modalités
de management n’en ont pas moins des conséquences qui interrogent. Dans ce que décrit le film Corporate, il
s’agit pourtant d’un fonctionnement d’un management contemporain et moderne,
qui n’en demeura pas moins inhumain.
Il ne sert à rien, sinon à s’aveugler, de prétendre que le
management, même le plus nouveau et le plus bienveillant, est au service des
professionnels : il est au service de l’optimisation des professionnels
comme ressources pour l’organisation, ce qui n’est pas la même chose. Même s’il
a pour visée le développement, l’accomplissement et l’épanouissement personnel
de chaque salarié. Que le bien-être des salariés soit une des conditions de
leur optimisation ne fait guère de doute aujourd’hui. Mais il ne faut pas
confondre ce moyen (le bien-être comme optimisation de la ressource) avec ce
qui est présenté parfois abusivement comme objectif : le management aurait
comme objectif le bien-être des salariés. Ce qui explique que le management le
plus bienveillant ne parvient pas (ce n’est pas dans sa nature) à supprimer les
effets les plus désastreux sur l’humain. Car il est avant tout au service de
l’optimisation de l’organisation qui le met en œuvre. L’effet désastreux
survient lorsqu’il y a conflit entre optimisation de l’organisation
(productivité, meilleur rapport qualité/prix, adaptation à l’environnement,
efficacité, rentabilité, efficience, …) et conditions de travail et de vie des
professionnels (productivité, salaires, horaires, ampleur des tâches,
adaptation aux nouvelles missions, perte de sens, …).
Il y a peut-être un ou des points aveugles concernant cette
notion de management. Dans les formations sur le management, fréquemment, les
aspects « bisounours » masquent, sous des techniques d’amélioration
des modalités du comment faire, la violence implicite du pourquoi. Il y a des
impensés qui donnent à certaines pratiques des caractéristiques contraires au
discours consensuel de justification des modalités de management.
Il est une situation exemplaire traitée dans ce film, et des
contextes similaires m’ont été rapportés par des responsables d’équipes plus ou
moins importantes (chef de service, directeur). C’est celle du manager
intermédiaire, dans une position parfois difficile de managé et manager.
Cette « situation-type » est aussi celle qui est évoquée, à un autre
niveau, dans un film plus récent, Ceux qui travaillent (A .Russbach, 2019) :
un haut cadre pourtant extrêmement engagé au service de son entreprise, perd
son poste suite à une décision qu’il prend, « mauvaise » au regard de
ses commanditaires.
Soit un objectif, plus ou moins explicite selon les
circonstances et les contextes, parfois dit, parfois implicite, parfois aussi
non écrit (il est rarement écrit qu’il faut se débarrasser ce certains salariés !)
de changements dans l’organisation, les projets ou les pratiques d’un service.
Le directeur (ou le N+1 comme on le désigne maintenant) confie au cadre, qui
adhère à cette perspective, le soin de la mise en œuvre de ce changement. Le
cadre a pu même être choisi, comme c’est le cas dans ces films, pour ses
capacités à mettre en œuvre un tel changement, avec toutes ses conséquences. Le
changement en question peut avoir des effets inquiétants, voire dévastateurs,
chez les professionnels des services concernés. Cela peut conduire à des
conflits plus ou moins violents, sauf à renoncer aux changements cependant
considérés comme nécessaires et impératifs par les directions.
Le management ici a pour fonction de faire passer les
changements dans les pratiques et les « têtes » des salariés (de
faire adhérer les salariés aux options choisies), et à défaut de se
« débarrasser » de ceux qui n’entreraient pas dans le processus.
Quels que soient les modes d’agir du manager et les modalités du management, il
demeure une réalité : l’intérêt de l’organisation, décidé au niveau
supérieur (ce peut-être l’intérêt des investisseurs comme les choix de
politiques publiques), est premier et la seule mesure de l’efficience du
management des ressources humaines. Les principes « bisounours »
promus par les promoteurs de tout nouveau (new !) management se heurtent
en définitive et en dernier recours à ce postulat : le management est fait
pour améliorer les finalités de l’organisation, la plupart du temps décidées
loin de ceux à qui est adressé le management. Le discours managérial sur
l’autonomie, la responsabilité, l’engagement, la participation a pour objet (il
fonctionne en tant qu’idéologie) de donner l’illusion de la reconnaissance
d’une place avérée, légitime et essentielle dans l’organisation. D’où des
équilibres savants, selon les rapports de force, entre la mise en œuvre des
finalités de l’organisation et les conditions de vie des salariés dans
l’organisation.
Tant bien que mal, le changement se fait pourtant,
satisfaisant certains, mécontentant d’autres. Vient à surgir, dans un tel
contexte, une rupture violente d’équilibre (un conflit majeur, un suicide, une
mauvaise décision, …) : cette rupture d’équilibre peut rapidement être
attribuée au manager intermédiaire, objet de l’entre-deux entre des injonctions
à mettre en œuvre et l’opposition (qui peut aller jusqu’à la haine) de ceux à
qui s’adressent ces injonctions.
Lorsque donc le mécontentement se manifeste de manière plus
soutenue, manifestant une opposition aux changements opérés et à la personne
qui en a été porteuse, une solution fréquemment utilisée sera le désaveu, voire
la sanction du cadre intermédiaire, solution qui aura pour fonction
l’établissement ou le rétablissement de la paix sociale, et de légitimer, en
les masquant par le fait même de la solution managériale adoptée, les
changements en cours en désignant les éventuelles dérives personnelles comme
contraires aux valeurs de l’organisation et autant d’obstacles aux changements
souhaités par l’organisation.
Ce management nouveau, qui prétend faire rupture dans son
humanisme et son humanité (il y a même du « management éthique »)
avec les anciennes modalités de direction, organisation du travail ou
management « classique », est-il si nouveau que cela ? Ce n’est
pas si sûr ! Les exemples évoqués dans les films, et dont j’ai pu être
témoin dans mes relations professionnelles, m’ont fait penser à un très ancien
texte politique, de Nicolas Machiavel, et une des situations de gouvernement qu’il
a décrite dans son ouvrage majeur, Le Prince (1513).
Machiavel narre (Chapitre 7, Editions Librio) une des
modalités de gouvernement du Prince. Celui-ci a envoyé un lieutenant, Rémi
d’Orque, rétablir l’ordre dans une province italienne, la Romagne, où il y a «plein
de vols, de brigandage, d’assassinats et autres désordres » et des
chefs de guerre qui sévissent. Il donne à ce noble les pleins pouvoirs.
Celui-ci se montre cruel et expéditif dans sa campagne de répression pour
rétablir l’ordre et la paix. Une fois l’opération réussie, Borgia rétablit des
tribunaux et les pouvoirs traditionnels. Mais il s’aperçoit que le peuple de
Romagne le déteste en raison des exactions de son lieutenant. Pour « gagner
entièrement leur affection, en leur faisant voir que s’il s’était commis
quelques cruautés, cela n’était pas arrivé par ses ordres, mais par l’humeur
féroce du ministre. », il fait exécuter Rémi d’Orque en public, le
désignant comme responsable de la situation, et le peuple en est content.
Borgia sait parfaitement que Rémi d’Orque n’a fait qu’obéir à ses ordres, avec
zèle certes, mais il le traite comme on traite le bouc émissaire dans un
rituel : la raison de son exécution n’est pas en réalité dans les crimes
qu’il a commis, et qui sont justifiés au regard du Prince, mais bien dans le
rétablissement de bonnes conditions de gouvernance et la maîtrise anticipée d’un
désordre possible.
Cette situation historique n’est pas sans rappeler nombre de
situations contemporaines où une personne, un cadre intermédiaire ou un
professionnel de terrain, constitue le bouc émissaire de rétablissement d’une
situation, oblitérant les conditions dans lesquelles et pour lesquelles des
actes ont été posés. Et cette disposition semble récurrente de Machiavel au
management le plus récent.
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