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Président du Réseau Français sur le Processus de Production du Handicap (RFPPH) Formateur accrédité sur le modèle de développement humain-processus de production du handicap (MDH-PPH), et dans les domaine des droits et des politiques inclusives / administrateur organismes de formation et secteur médico-social / ancien cadre dans le secteur médico-social et formateur

lundi 30 septembre 2019

Machiavel manager

Machiavel manager


Depuis que le concept de ressources humaines, les RH, a été mis au-devant de la scène dans l’entreprise ou même dans toute organisation, avec le management comme outil de mise en œuvre d’une entreprise efficace, et même parfois heureuse (ces entreprises qui visent, outre leur cœur de services, l’accomplissement personnel de chacun de leurs salariés), on n’a jamais autant parlé non plus des effets de la face cachée et douloureuse de ce management, en définitive pas si séduisant que veulent bien le présenter ses thuriféraires et ses promoteurs. Et l’on voit même bien souvent que les pires des entreprises mettent en avant leur préoccupation première du bien-être de leurs salariés et revendiquent un management humain exemplaire (un exemple récent nous a été donné dans un numéro de Cash Investigation, du 24 septembre 2019, sur les « petites mains » de fabrication des algorithmes de l’intelligence artificielle).


Un film de 2017, Corporate, (de N. Silhol), qui fait référence aux suicides de France Télécom il y a quelques années, fait un état des lieux, glacé et glaçant, de méthodes managériales d’amélioration de l’efficacité et de la qualité induite par les changements profonds de l’entreprise concernée. Les responsables des ressources humaines, managers tueurs (et ici ce n’est pas que métaphorique), sont extrêmement engagés dans leur mission (ils sont corporate) et n’hésitent pas à harceler ceux dont ils ont décidé de l’inutilité ou ceux qui sont présumés faire de la résistance à un changement décidé en haut lieu.

Bien évidemment, il est possible de mettre, face à cette violence managériale et de gestion des ressources humaines, d’autres modèles de management plus doux, plus bienveillants, et censés ne pas reproduire les horreurs relatées dans un tel film. Des ouvrages sur le management des entreprises, et parmi celles-ci depuis déjà de nombreuses années celles du secteur social et médico-social (association, établissements, services), il y a légion. Les modèles développés dans ce secteur se présentent la plupart du temps comme « innovants », « respectueux », « bienveillants », etc. Et c’est même leur justification pour faire évoluer un état des choses jugé a priori comme insatisfaisant et s’acheminer vers un climat social apaisé et un investissement professionnel plus décisif des salariés.

Les aspects de démocratie, participation, responsabilité, engagement, etc. constituent désormais le paradigme souhaité de tout acte de management, et les cadres s’y forment intensivement. Mais, phénomène étrange, ces nouvelles modalités ne semblent pas avoir supprimé ou atténué les effets dévastateurs du management. La souffrance au travail est toujours autant, voire davantage, d’actualité depuis le livre de C. Dejours il y a déjà près de quarante ans (Travail, usure mentale, 1980).

« Management par objectifs », « lean management », « management moderne », « néo (ou new) management », « management bienveillant », etc. ont-ils relégués aux oubliettes l’ancien management issu de l’organisation du travail (OT) tayloriste ou fordiste ? Sur nombre d’aspects certainement, et c’est ce que ne manquent pas de mettre en avant les promoteurs de ces nombreuses et nouvelles approches du management, qui font parfois appel à des principes ésotériques. A croire ces promoteurs, ces nouvelles modalités de management n’auraient rien à voir avec l’ancien management : les révolutions se revendiquent à bon compte !

Mais la réalité est résistante, et ces nouvelles modalités de management n’en ont pas moins des conséquences qui interrogent.  Dans ce que décrit le film Corporate, il s’agit pourtant d’un fonctionnement d’un management contemporain et moderne, qui n’en demeura pas moins inhumain.

Il ne sert à rien, sinon à s’aveugler, de prétendre que le management, même le plus nouveau et le plus bienveillant, est au service des professionnels : il est au service de l’optimisation des professionnels comme ressources pour l’organisation, ce qui n’est pas la même chose. Même s’il a pour visée le développement, l’accomplissement et l’épanouissement personnel de chaque salarié. Que le bien-être des salariés soit une des conditions de leur optimisation ne fait guère de doute aujourd’hui. Mais il ne faut pas confondre ce moyen (le bien-être comme optimisation de la ressource) avec ce qui est présenté parfois abusivement comme objectif : le management aurait comme objectif le bien-être des salariés. Ce qui explique que le management le plus bienveillant ne parvient pas (ce n’est pas dans sa nature) à supprimer les effets les plus désastreux sur l’humain. Car il est avant tout au service de l’optimisation de l’organisation qui le met en œuvre. L’effet désastreux survient lorsqu’il y a conflit entre optimisation de l’organisation (productivité, meilleur rapport qualité/prix, adaptation à l’environnement, efficacité, rentabilité, efficience, …) et conditions de travail et de vie des professionnels (productivité, salaires, horaires, ampleur des tâches, adaptation aux nouvelles missions, perte de sens, …).

Il y a peut-être un ou des points aveugles concernant cette notion de management. Dans les formations sur le management, fréquemment, les aspects « bisounours » masquent, sous des techniques d’amélioration des modalités du comment faire, la violence implicite du pourquoi. Il y a des impensés qui donnent à certaines pratiques des caractéristiques contraires au discours consensuel de justification des modalités de management.

Il est une situation exemplaire traitée dans ce film, et des contextes similaires m’ont été rapportés par des responsables d’équipes plus ou moins importantes (chef de service, directeur). C’est celle du manager intermédiaire, dans une position parfois difficile de managé et manager. Cette « situation-type » est aussi celle qui est évoquée, à un autre niveau, dans un film plus récent, Ceux qui travaillent (A .Russbach, 2019) : un haut cadre pourtant extrêmement engagé au service de son entreprise, perd son poste suite à une décision qu’il prend, « mauvaise » au regard de ses commanditaires.

Soit un objectif, plus ou moins explicite selon les circonstances et les contextes, parfois dit, parfois implicite, parfois aussi non écrit (il est rarement écrit qu’il faut se débarrasser ce certains salariés !) de changements dans l’organisation, les projets ou les pratiques d’un service. Le directeur (ou le N+1 comme on le désigne maintenant) confie au cadre, qui adhère à cette perspective, le soin de la mise en œuvre de ce changement. Le cadre a pu même être choisi, comme c’est le cas dans ces films, pour ses capacités à mettre en œuvre un tel changement, avec toutes ses conséquences. Le changement en question peut avoir des effets inquiétants, voire dévastateurs, chez les professionnels des services concernés. Cela peut conduire à des conflits plus ou moins violents, sauf à renoncer aux changements cependant considérés comme nécessaires et impératifs par les directions.

Le management ici a pour fonction de faire passer les changements dans les pratiques et les « têtes » des salariés (de faire adhérer les salariés aux options choisies), et à défaut de se « débarrasser » de ceux qui n’entreraient pas dans le processus. Quels que soient les modes d’agir du manager et les modalités du management, il demeure une réalité : l’intérêt de l’organisation, décidé au niveau supérieur (ce peut-être l’intérêt des investisseurs comme les choix de politiques publiques), est premier et la seule mesure de l’efficience du management des ressources humaines. Les principes « bisounours » promus par les promoteurs de tout nouveau (new !) management se heurtent en définitive et en dernier recours à ce postulat : le management est fait pour améliorer les finalités de l’organisation, la plupart du temps décidées loin de ceux à qui est adressé le management. Le discours managérial sur l’autonomie, la responsabilité, l’engagement, la participation a pour objet (il fonctionne en tant qu’idéologie) de donner l’illusion de la reconnaissance d’une place avérée, légitime et essentielle dans l’organisation. D’où des équilibres savants, selon les rapports de force, entre la mise en œuvre des finalités de l’organisation et les conditions de vie des salariés dans l’organisation.

Tant bien que mal, le changement se fait pourtant, satisfaisant certains, mécontentant d’autres. Vient à surgir, dans un tel contexte, une rupture violente d’équilibre (un conflit majeur, un suicide, une mauvaise décision, …) : cette rupture d’équilibre peut rapidement être attribuée au manager intermédiaire, objet de l’entre-deux entre des injonctions à mettre en œuvre et l’opposition (qui peut aller jusqu’à la haine) de ceux à qui s’adressent ces injonctions.

Lorsque donc le mécontentement se manifeste de manière plus soutenue, manifestant une opposition aux changements opérés et à la personne qui en a été porteuse, une solution fréquemment utilisée sera le désaveu, voire la sanction du cadre intermédiaire, solution qui aura pour fonction l’établissement ou le rétablissement de la paix sociale, et de légitimer, en les masquant par le fait même de la solution managériale adoptée, les changements en cours en désignant les éventuelles dérives personnelles comme contraires aux valeurs de l’organisation et autant d’obstacles aux changements souhaités par l’organisation.

Ce management nouveau, qui prétend faire rupture dans son humanisme et son humanité (il y a même du « management éthique ») avec les anciennes modalités de direction, organisation du travail ou management « classique », est-il si nouveau que cela ? Ce n’est pas si sûr ! Les exemples évoqués dans les films, et dont j’ai pu être témoin dans mes relations professionnelles, m’ont fait penser à un très ancien texte politique, de Nicolas Machiavel, et une des situations de gouvernement qu’il a décrite dans son ouvrage majeur, Le Prince (1513).

Machiavel narre (Chapitre 7, Editions Librio) une des modalités de gouvernement du Prince. Celui-ci a envoyé un lieutenant, Rémi d’Orque, rétablir l’ordre dans une province italienne, la Romagne, où il y a «plein de vols, de brigandage, d’assassinats et autres désordres » et des chefs de guerre qui sévissent. Il donne à ce noble les pleins pouvoirs. Celui-ci se montre cruel et expéditif dans sa campagne de répression pour rétablir l’ordre et la paix. Une fois l’opération réussie, Borgia rétablit des tribunaux et les pouvoirs traditionnels. Mais il s’aperçoit que le peuple de Romagne le déteste en raison des exactions de son lieutenant. Pour « gagner entièrement leur affection, en leur faisant voir que s’il s’était commis quelques cruautés, cela n’était pas arrivé par ses ordres, mais par l’humeur féroce du ministre. », il fait exécuter Rémi d’Orque en public, le désignant comme responsable de la situation, et le peuple en est content. Borgia sait parfaitement que Rémi d’Orque n’a fait qu’obéir à ses ordres, avec zèle certes, mais il le traite comme on traite le bouc émissaire dans un rituel : la raison de son exécution n’est pas en réalité dans les crimes qu’il a commis, et qui sont justifiés au regard du Prince, mais bien dans le rétablissement de bonnes conditions de gouvernance et la maîtrise anticipée d’un désordre possible.

Cette situation historique n’est pas sans rappeler nombre de situations contemporaines où une personne, un cadre intermédiaire ou un professionnel de terrain, constitue le bouc émissaire de rétablissement d’une situation, oblitérant les conditions dans lesquelles et pour lesquelles des actes ont été posés. Et cette disposition semble récurrente de Machiavel au management le plus récent.

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