L'éducation de l'écolier sourd, histoire d'une orthopédie, 1822 à 1910
Didier SEGUILLON, Presses Univ Paris Nanterre, 2017
Voici un ouvrage tout à fait intéressant, et passionnant, pour qui
s’intéresse à l’histoire, et en particulier à l’histoire de l’éducation des
sourds, et pour qui cherche à comprendre la situation dans laquelle se trouve
aujourd’hui cette éducation des sourds, tant ce qui se passe aujourd’hui est
éclairé par cette histoire.
L’approche historique, approfondie à ce point, est nouvelle
et originale : d’autres auteurs avaient évoqué les contraintes qui avaient
pesé sur les sourds dans l’histoire de l’éducation, de l’interdiction de la
langue des signes aux « expériences » barbares de réhabilitation de
l’oreille e de l’audition. Mais cette approche par une histoire de l’orthopédie :
« De l’art de prévenir et de corriger les difformités du corps à celui de
faire parler et entendre « (c’est le sous-titre) est tout à fait
éclairante et apporte des éléments explicatifs aux différents débats qui ont eu
lieu, et qui ont toujours cours sous des formes différentes, sur l’éducation
des jeunes sourds, sur la manière dont ils peuvent avoir leur place dans la
société, sur leur participation sociale, sur leurs droits et la manière d’y accéder.
Extrait de la présentation : Depuis la fin du XVIIIe siècle, le devenir des enfants
sourds est apparu comme un enjeu de société. Il s’est agi d’instaurer une
véritable « orthopédie », …, soit « l’art de prévenir et de
corriger, dans les enfants, les difformités du corps ». Désinvestir les
gestes pour mieux investir la voix : pendant près d’un siècle, les
techniques de démutisation occupent une place envahissante dans l’emploi du
temps de l’écolier sourd. Cette orthopédie que nous avons qualifiée d’« oraliste »
appliquée dans les institutions de Paris et de Bordeaux à partir des années
1820 connait son apogée au début du XXe siècle.
Parmi les nombreux éléments de cette histoire qui peuvent
donner matière à réflexion sur les problématiques et la situation actuelles, je
vais ici en retenir deux : les méthodes spécialisées pour faire entendre
et parler d’une part, les tentatives de passage de l’éducation des sourds sous
responsabilité de l’Education nationale d’autre part.
En ce qui concerne le premier point, je me souviens de mes
premières années professionnelles, fin des années 1970, début des années 1980,
de ce que l’on me faisait apprendre et faire en vue de la préparation du
diplôme d’enseignement spécialisé pour jeunes sourds (le diplôme qui précédait
l’actuel CAPEJS : Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement
des jeunes sourds). L’une des épreuves consistait en une double séance, l’une
de « démutisation » avec un jeune enfant sourd de moins de 6 ans,
l’autre « d’orthophonie » avec un enfant plus âgé. Dans la mouture
CAPEJS de 1988, cette épreuve a été nommée « apprentissage de la
parole » et « perfectionnement de la parole et du langage », et
récemment, 2018, « épreuve d’enseignement de la langue orale … comportant
deux séances de parole, langue et langage, respectivement une séance
individuelle et une séance collective ». Diverses techniques nous étaient
enseignées par nos formateurs et nos tuteurs en établissement.
Pour que les jeunes sourds entendent mieux (avec ou sans
prothèses), l’éducation auditive avait une place de choix, avec la
réhabilitation des restes auditifs, les appareils transformateurs de fréquence,
les équipements collectifs en classe etc. Et pour qu’ils sachent parler, il
était fait appel à de nombreuses techniques, et tout d’abord à la posture
corporelle (debout, la tête un peu en arrière...), à la respiration et au
souffle (utilisation d’une plume ou d’une bougie, inspiration expiration…), à
la position de la langue et l’imitation de ces positions pour produire les sons,
au toucher vibratoire, etc… A la lecture du livre de Didier Séguillon, on
s’aperçoit que la plupart de ces exercices et technicités ont pour origine des
raisons tout à fait particulières. Le bon usage de la respiration par exemple,
en lien avec l’usage de la parole orale, tenait à des préoccupations
d’hygiène : on pensait en effet que les sourds qui ne pratiquaient pas la
langue orale faisaient moins fonctionner leurs organes respiratoires et avaient
donc davantage de risques d’être victimes de maladies respiratoires graves et
souvent mortelles. Le contrôle des corps qui s’est effectué dans un premier
temps par le recours à la gymnastique orthopédique à glissé vers un autre type
d’orthopédie, celui lié au contrôle des mouvements de la production de la langue
vocale, condition supposée d’intégration sociale, glissement qui a donné lieu à
l’invention très créative de différentes technicités de la part des
professionnels de l’éducation des jeunes sourds et des médecins qui ont ainsi
vu leur pouvoir s’accroitre sur les moyens et les enjeux de l’éducation des
sourds.
Même si certains des jeunes stagiaires professionnels, au
nombre desquels j’étais, n’ont pas adhéré avec enthousiasme à ces orientations
de formation et de pratiques professionnelles (d’autant que l’alternative de la
langue des signes émergeait), ces pratiques et ces technicités ont perduré et
se sont reproduites dans les établissements. Je me suis retrouvé jury des
épreuves pratiques du CAPEJS dans les années 1990 jusqu’au début des années
2000 dans différents établissements publics ou privés en France. J’y ai vu ces
techniques bien souvent utilisées, et dans le matériel repéré sur le lieu des
épreuves pratiques de « parole », la plume et la bougie étaient la
plupart du temps présentes, à côté de spiromètres (avec des couleurs pour faire
moderne) ou des gadgets figurant l’intensité de la voix « entendue »
et « parlée ». Et je peux témoigner aussi qu’au début des années
2010, au moins dans certains établissements, le paysage technique n’avait guère
changé. Les techniques en question se sont certes enrichies de nouvelles
méthodes, en particulier la méthode dite « verbo-tonale ». Mais on y
retrouve, assez curieusement, les caractéristiques que décrit Didier Séguillon
dans l’orthopédie comme art de faire parler et entendre du XIXe
siècle.
La revendication d’un enseignement spécialisé aujourd’hui,
dont l’une des caractéristiques différentielles d’avec l’enseignement non
spécialisé consisterait en des savoirs rééducatifs en langue orale, aussi
éloignés prétendent-ils être d’une orthopédie, renvoie toutefois à cette
vieille volonté de faire des personnes sourdes des personnes entendantes et
parlantes, de la même manière que l’orthopédie du XIXe siècle prétendait faire
du « sourd-muet » un « sourd parlant ». La formule maintes
fois entendue chez les professionnels : « c’est quand même mieux pour
eux de savoir parler » fait écho à la « fureur de soigner » (la
formule est d’André Meynard) qu’on trouve réactivée aujourd’hui avec
l’implantation cochléaire ou le diagnostic précoce, et renvoie à des
questionnements sur la place que veut bien accorder la société (entendante) à
des personnes qui ne partagent pas toutes les caractéristiques des personnes constituant
sa majorité.
En ce qui concerne le second point, celui du débat sur le
rattachement de l’éducation des sourds à tel ou tel ministère, il est tout à
fait remarquable que la question qui se pose encore aujourd’hui (actuellement
une partie de la scolarisation des sourds est sous responsabilité du ministère
des solidarités et de la santé) se soit déjà posée, et ceci à plusieurs
reprises, depuis 225 ans ! Même si les dénominations et attributions des
ministères ont changé en plus de deux siècles (instruction publique, intérieur,
hygiène, santé…), la ligne rouge a toujours été présente dans le partage à
effectuer entre un point de vue éducatif et un point de vue médical (au sens
large), entre l’enfant sourd à soigner (à « corriger », d’où l’orthopédie)
et l’enfant sourd à éduquer.
Des premiers débats sur la tutelle ministérielle de
l’éducation des jeunes entre le « Comité des secours et hospices » et
le « Comité de l’instruction publique » en 1794 aux tentatives
d’inclusion scolaire, avec en corallaire les tentatives de guérison de la
surdi-mutité, du Docteur Blanchet aux alentours des années 1850, des lois de
Jules Ferry sur l’école obligatoire en 1882 qui laissaient à des textes
ultérieurs le soin de transférer à l’Instruction publique l’enseignement des sourds
aux tentatives avortées de ce transfert en 1910 ou en 1937 à l’initiative du
ministre Jean Zay, de la dérogation laissée par la loi de 1975 à la situation
actuelle issue de la loi de 2005, de fortes résistances à considérer la
problématique de l’éducation des jeunes sourds comme des problématiques
d’éducation, avec des besoins particuliers liés à la langue et à la
communication, confortent la vision de la surdité comme devant avant tout faire
l’objet d’une approche particulière sous le signe du soin, de la rééducation,
et d’une pédagogie ou d’une orthopédie spécifique.
A l’heure où de nouveaux textes réglementaires modifient et
instituent un nouveau CAPEJS (Certificat d’Aptitude au professorat de
l’enseignement aux jeunes sourds) en 2018, on peut s’interroger sur les scories
historiques à l’œuvre dans cette pérennisation, qui maintient en quelque sorte
les sourds dans une approche éducative et pédagogique imprégnée par le soin et
la rééducation mis en place au cours de l’histoire de l’éducation des jeunes
sourds.
Dans cet ouvrage, d’autres aspects seraient encore ici à
développer, comme par exemple la place du sport silencieux dans la résistance à
l’orthopédie officielle, la place de la langue des signes dans toute l’histoire
de l’éducation de jeunes sourds, l’évolution des problématiques de l’inclusion,
et par conséquent les problématiques des institutions spécialisées. On
trouverait dans ces exemples bien des éléments explicatifs de ce qui se passe
aujourd’hui. C’est à tous ces titres que je préconise la lecture de cet
ouvrage.
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