"Tiens, ils ont dû s'échapper !"
C’était un printemps, et ses premiers jours ensoleillés. Je
me trouvais à une terrasse de café, dans une rue en pente. En bas de la rue, et
essayant d’utiliser au mieux l’étroit espace de trottoir laissé libre par les
terrasses alignées, deux jeunes adultes tentaient de manœuvrer leurs fauteuils
roulants pour remonter la pente. Arrivés à ma hauteur, j’entendis une
consommatrice de la table voisine dire à son amie : « Tiens, ils ont dû s’échapper de leur
truc ! »
A priori, il ne s’agissait pas d’une mauvaise blague mal intentionnée envers les handicapés. Non il s’agissait vraisemblablement d’une remarque ou d’une observation de « bon sens » tout à fait symptomatique des représentations de la place des personnes handicapées dans la société. Ces deux jeunes avaient certainement des déficiences motrices qui exigeaient qu’ils aient recours à un fauteuil. Ils avaient aussi des « marqueurs » de handicap dans leur modalité de communication, dans leurs attitudes et postures.
« Leur truc » désignait vraisemblablement l’espace physique qui devait et devrait leur être dédié, le lieu spécialisé destiné à accueillir ce type de population, le lieu où on (population non handicapée) attend qu’ils soient relégués. Leur place en tout état de cause n’était celle de l’espace public où ils étaient devenus visibles. D’ailleurs ils avaient dû « s’en échapper », pour s’exposer ainsi aux yeux de tous dans cette rue en pente. « S’échapper » est en outre bien le terme qui indique leur espace dédié naturel, celui où ils devraient rester, loin des endroits fréquentés par « nous ».
Certes les personnes handicapées ont acquis de la
visibilité, elles peuvent faire valoir leurs droits, en particulier depuis la
loi de 2005. Mais les représentations d’exclusion restent ancrées : cette
scène se déroule en 2017.
Ce que cette expression dévoile de cruauté, de violence et
d’exclusion reste donc profondément ancré, même si on l’observe la plupart du
temps sous forme d’un euphémisme politiquement correct. N’est-ce pas cette même
place reléguée qu’on assigne aux personnes handicapées qu’on trouve dans ces
réflexions, ces propos, ces attitudes :
- · Lorsque l’on met en avant l’aspect irréel, utopique, impossible ou rédhibitoire que revêtirait la scolarisation des enfants handicapés dans l’école, sans aller même jusqu’à la scolarisation de tous les enfants, quel que soit le degré de handicap ?
- · Lorsque l’on déplore le manque de place en institution spécialisée sans s’interroger sur les obstacles de participation des personnes handicapées dans les lieux de vie de tous ?
- · Lorsque l’on est convaincu de l’impossibilité de mise en place de l’accessibilité universelle ?
- · Lorsque l’on a un regard gêné quand on croise une personne handicapée dès lors qu’elle fait voir un corps différent ou qu’elle manifeste des attitudes dérogeant à la normalité dans les lieux publics ?
Derrière les bons sentiments prônant la mise en œuvre de la
participation sociale et de l’inclusion des personnes qui rencontrent des
situations de handicap dans notre société, il y a tous les « mauvais
sentiments » qui nous font les éloigner et les reléguer. Leur inclusion
passe aussi certainement par une prise de conscience générale à ce niveau, en
particulier chez les professionnels qui les accompagnent.
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