Pour une école vraiment inclusive
ASH n° 3040 du 29 décembre 2017
"Douze ans près la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, le concept de l'éducation inclusive s'est bien implanté en France. Mais sur le terrain, les obstacles et les freins demeurent. Ex-enseignant spécialisé auprès de jeunes sourds, ex-cadre du secteur médico-social, Jean-Yves Le Capitaine fait le point et appelle à abattre le "plafond de verre" qui empêche les élèves en situation de handicap de bénéficier de leurs droits et de vivre pleinement l'école."
Le diable, dit-on, se niche dans
les détails. Aujourd’hui, l’éducation inclusive semble constituer un axe
consensuel majeur. Rares sont les acteurs qui s’insurgent contre le principe de
l’école inclusive. On rencontre certes ici ou là des réserves, sur le rythme
auquel s’organise l’inclusion (trop rapidement ou pas assez), sur la perte de
certains bienfaits de l’éducation spécialisée ou les risques de l’inclusion,
etc. Mais rares sont les discours prônant explicitement une éducation séparée
et excluante pour les élèves en situation de handicap.
Car à regarder dans les détails,
on s’aperçoit que le principe même de l’éducation inclusive est loin d’être
partagé. Aujourd’hui encore, il existe de fortes réticences, voire
exceptionnellement des refus, à l’accueil d’élèves en situation de handicap
dans les classes ou les établissements scolaires. Chez les enseignants de
l’école ou du collège : « cet élève handicapé n’a rien à faire dans
ma classe », « il y a des établissements spécialisés pour ce genre
d’élèves », « je ne suis pas formé pour leur enseigner ». Mais
aussi chez les professionnels spécialisés du secteur médico-social engagés,
plus ou moins contraints, dans les processus inclusifs : « cet enfant
handicapé va souffrir dans le milieu ordinaire », « il n’a pas le
niveau pour aller dans la classe », « il lui faut de la pédagogie
spécialisée ». Ces propos (ceux cités ici, parmi de nombreux autres, ont
été tenus dans une période récente) se font toutefois de plus en plus rares. Il
s’agit là de l’expression de « mentalités », de représentations, dont
on sait que les évolutions sont extrêmement lentes. Mais ces évolutions sont
déjà en cours, et l’on peut espérer que ce type de propos et discours ira en
s’atténuant avec l’expérience positive de la présence de plus en plus
importante des élèves en situation de handicap dans les établissements
scolaires et dans les classes.
Il y a aussi d’autres
« détails », plus impardonnables, lorsque l’administration scolaire
elle-même met des obstacles majeurs à la participation des élèves en situation
de handicap à l’école alors même que ses discours et déclarations font
référence de manière massive aux pratiques inclusives, instituant ainsi des
situations discriminatoires à leur égard. La question de l’inscription (administrative) de ces élèves dans les
établissements scolaires est l’un de ces « détails », dont le poids
en termes de conséquences est le symptôme d’une réalité non inclusive, et
véritablement discriminatoire.
Les élèves en situation de
handicap qui effectuent une scolarisation dans un dispositif collectif au sein
d’un établissement scolaire le font soit dans une ULIS (Unité localisée pour
l’inclusion scolaire) soit dans une Unité d’Enseignement externalisée d’un
établissement médico-social. Mais tout en étant présents dans l’établissement
scolaire, ils n’y sont pas véritablement inscrits au même titre que les autres
élèves. Soit ils ne sont pas inscrits du tout dans les effectifs de
l’établissement (c’est le cas des élèves de nombreuses unités d’enseignement),
soit ils bénéficient d’une inscription dite inactive (le terme porte bien son
nom, c’est aussi la situation d’autres élèves d’unités d’enseignement), soit
ils bénéficient d’une inscription spécifique, dans leur dispositif ULIS, comme
si ce dispositif était considéré comme étant une classe à part dans
l’établissement. Dans quelques rares situations, des élèves qui sont à
(presque) plein temps dans une des classes de l’établissement scolaire sont
pris en compte dans les inscriptions et les effectifs de la classe et de
l’établissement.
Mais les autres ne sont pas
inscrits, ils ne comptent pas dans les effectifs. Ils sont là, dans
l’établissement scolaire, mais dans une situation administrative d’entre-deux,
en étant dedans tout en étant dehors, en faisant partie de l’établissement tout
en n’en faisant pas partie. Les conséquences discriminatoires en sont
importantes et nombreuses.
Prenons un exemple type pour
illustrer la situation. Soit un collège de 432 élèves, 108 élèves par niveau,
par conséquent 16 classes de 27 élèves. Se trouve également dans ce collège un
dispositif d’unité d’enseignement externalisé de 14 élèves (pour la
démonstration, j’illustre la situation avec des élèves sourds, secteur
d’activité qui m’est familier). Certains de ceux-ci sont totalement inclus dans
une classe de référence, avec un accompagnement permanent d’accessibilité
(enseignants spécialisés, interface ou interprètes en langue des signes française) :
3 élèves en 6ième, 2 en 5ième et 2 en 3ième ;
les autres élèves, en raison de leurs compétences scolaires, sont regroupés
dans une classe spécialisée adaptée, sauf pour les cours d’EPS (éducation
physique et sportive) et d’arts plastiques, pendant lesquels ils rejoignent la
classe de leur niveau du collège : 2 élèves en 6ième, 2 en 5ième
et 3 en 3ième.
Que se produit-il lorsqu’il est
impossible de prendre en compte leur inscription dans le collège et de les
compter dans les effectifs de classe ? Ils viennent se surajouter aux
élèves inscrits, soit, si l’on ne compte que ceux qui y sont pleinement inclus,
30 dans une classe de 6ième, 29 dans une classe de 5ième
et de 3ième. Si l’on y ajoute les 7 autres, cela fait respectivement
32, 31 et 32 (l’opportunité de les mettre dans la même classe que les autres
n’est pas qu’une affaire de moyens d’accompagnement mais aussi d’intérêt social
et pédagogique). Heureusement, d’une manière générale, les principaux·ales sont
intelligent·e·s et ils·elles « bricolent » une organisation plus
favorable, déchargeant une classe pour charger les autres. Mais c’est toujours
un bricolage, parfois objet de négociations, pour mettre en place et faire
reconnaitre une situation non reconnue par l’administration.
Cette situation met les élèves
handicapés en position de « surnombre », de source d’une charge de
travail supplémentaire, de catégorie superfétatoire, qui peut même devenir un
objet de chantage dès lors qu’il y a pression (augmentation ou diminution du
nombre d’élèves, menaces sur les moyens…). Dans ces conditions, on imagine bien
que le développement de l’inclusion est difficile, et le refus d’accueillir des
élèves en situation de handicap y trouve des arguments de légitimation.
Cet état des choses ne manque pas
de créer des situations ubuesques.
- Que penser de la récurrence de « bugs »
concernant l’organisation quotidienne : oubli de comptage pour la
restauration, oubli de leur prise en compte dans le plan sécurité
incendie, oublis d’information sur les changements horaires, oublis
d’invitation à participer à des activités sociales ou scolaires,
etc. ?
- Que penser de l’impossibilité, faute
d’inscription, pour des jeunes élèves en classe de 3ième
d’accéder au logiciel d’orientation vers les lycées professionnels pour
poursuivre leurs études ?
- Que penser de la situation de la participation au
conseil de classe ? Non inscrits, ils ne peuvent apparaitre sur les
listes générées pas les logiciels. Une manipulation manuelle, si
l’administration le veut bien, permet de surmonter le problème pour les élèves
qui sont à temps complet dans la classe. Mais pour les autres, faut-il
faire un autre conseil de classe, à part et destiné aux seuls élèves
handicapés ? Faut-il même produire un autre bulletin scolaire que
celui du collège, celui-ci n’ayant pas de « légitimité » pour
des élèves qui ne leur « appartiennent » pas ?
- Que penser de l’absence totale de droits des
parents à être des représentants élus au sein du collège (conseils de
classe, conseil d’administration, diverses commissions), puisque leurs
enfants ne sont pas pris en compte dans les inscriptions
réglementaires ?
Au-delà d’une énumération
d’autres situations tout aussi ubuesques, il importe d’identifier les
conséquences sur la politique inclusive. Les élèves et les enseignants du
collège, au-delà de leurs bons sentiments, ne peuvent considérer ces élèves que
formant une catégorie à part, et rien à ce niveau ne les incite à se préoccuper
de leur donner leur place pleine et entière. Et ces élèves handicapés
eux-mêmes, comment peuvent-ils surmonter le sentiment d’être des élèves
« à part », non reconnus, n’ayant qu’une place aléatoire, un peu
comme des étrangers présents sur un territoire indus, d’être les victimes
d’injustice et de discrimination ?
S’il y avait une mesure forte à
prendre, ce serait celle de l’obligation de l’inscription pleine et entière de
ces élèves en situation de handicap dans les classes des établissements
scolaires, ce qui leur procurerait l’ensemble des droits auxquels accèdent les
autres élèves, et ce qui permettrait de mettre en place un développement de
leur participation aux activités sociales et scolaires (vivre ensemble et
apprendre ensemble) de leur établissement. Si une mesure réglementaire ne
résout pas tout, l’absence de cette mesure peut avoir des conséquences
déplorables, et laisser un discours inclusif se concrétiser par des pratiques
discriminatoires.
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