Différence, domination et singularité
On se croit quitte du respect dû aux personnes en situation de handicap dès lors que l’on évoque la notion de différences les concernant et que l’on affirme le respect de ces différences. Et de fait, considérer que certaines personnes caractérisées par des différences physiques ou psychiques font partie, « malgré » leur différence, de la diversité humaine contribue à leur reconnaissance. Cela constitue un progrès certain au regard des phénomènes, comportements, attitudes, représentations et institutions qui avaient placé les personnes concernées dans une position d’exclusion, d’infériorité, de ségrégation et de discrimination. La reconnaissance des différences rétablit leurs droits dans la société. Elle rétablit leur qualité d’êtres humains à part entière, rompant avec les représentations déficitaires biomédicales, dans lesquelles leurs caractéristiques étaient immanquablement identifiées à l’incomplétude, à la déficience, à l’écart à la norme, aux manques, aux incapacités et aux besoins.
Mais le terme
de différence renferme un piège qui se referme précisément sur ce qu’il voulait
bannir. Si, en effet, l’on parle de différence et de personnes différentes,
c’est qu’il existe dans le même temps des catégories de personnes non
différentes, c’est-à-dire « normales », dans les normes habituelles
de l’humain. La notion de différence établit de ce fait de nouvelles frontières,
celles entre les différents et les non différents, et par-là même de nouvelles exclusions et de nouvelles
discriminations. Le terme est en effet le plus souvent attaché à des
catégorisations : les différences sont identifiées comme un ensemble
définissant une catégorie de population. L’identification oppose cette
catégorie considérée comme différente soit à d’autres catégories de
différences, soit le plus souvent à la catégorie plus générale et plus massive
de ceux qui ne seraient pas différents.
La différence
considérée comme caractéristique d’une personne relativement à une communauté
« non différente » conduit à une valorisation (ou parfois au
contraire à une dévalorisation) de la « nature » de cette différence,
à son essentialisation. La différence assigne la personne à l’identité supposée
que porte cette différence. Ainsi par exemple, cette caricature du racisme qui
attribuait la vitesse à la course à la couleur de peau. Un tel discours sur la
différence pose l’autre différent, en même temps qu’il le reconnait, comme
radicalement autre, étranger en définitive, identifié dans une sphère
radicalement éloignée des « non différents ». De telles assertions
posent que le vivant (humain) serait régi par des normes fixes, comme un
prototype, quand « la seule norme du vivant est qu’il est dépourvu de
normes (Gardou, La fragilité de source, p.45).
Le principe
ainsi posé entre « non différents » et « différents » se
retrouve ainsi dans une expression comme « issus de la diversité »,
comme si seuls certains en seraient issus et pas les autres, ou dans des
catégorisations comme celle de « handicapé ». En partant de ce
postulat, le risque est de cantonner les « différents » aux
frontières du fonctionnement social ou sociétal, ou de les assigner dans des
positions de dominations sociale en tant que catégorie. Car ce discours de la
différence masque de fait des exclusions et des dominations. Lorsque la
différence est implicitement et inconsciemment la marque d’une infériorité par
rapport aux normes en cours, c’est l’inégalité qui est posée comme modèle de
fonctionnement. Qui peut bien sûr déboucher sur quelques luttes contre les
inégalités ; mais plus fréquemment sur des habitudes sociales de
domination sur les « plus inégaux », assignés à des places
correspondant à leur infériorité supposée, étiquetée différence. Cela remet
bien évidemment en cause l’objectif politique d’égalité : comme atteindre
l’égalité quand on n’est reconnu (fût-on valorisé) que par ses différences, que
par ce qui nous sépare et distingue des autres, ceux qui n’auraient pas de
différences.
Les notions
de singularité et de diversité pourraient permettre de sortir en partie de ce
piège. Chacun des êtres humains est une personne singulière, il n’y a pas des
singuliers et des non singuliers, il y a une diversité d’êtres humains. Sur ce
principe l’égalité est davantage atteignable.
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