Les fossoyeurs
de Victor CASTENET, (Fayard, 2022)
Le livre de Victor Castenet vient d’être réédité. C’est une
bonne nouvelle, en espérant que celle-ci va encore davantage bousculer l’indigne
tolérance quant à ce qui se passe dans les EHPAD. La présente note de lecture
ne parle pas de la récente édition augmentée, mais de la première édition, il y
a bientôt un an, dont les propos sont plus que jamais d’actualité, et indispensables.
Nombre d’acteurs du secteur médico-social sont séduits aujourd’hui par une approche libérale, voire néolibérale, de fonctionnement du secteur, qui pensent-ils, les libéreraient des pesanteurs des fonctionnements français des politiques publiques. La libre initiative entrepreneuriale (de type start-up), le passage d’un statut d’usager d’un système assurantiel solidaire à celui de client solvable, la motivation des acteurs par un retour financier de la reconnaissance, etc. toutes choses et évolutions qui permettraient, comme magiquement, un fonctionnement adéquat et favorable aux personnes concernées et un esprit uniquement orienté vers leur service. Certains d’entre eux ne sont pas insensibles non plus à une telle orientation permettant de « se faire de l’argent », à l’image de secteurs lucratifs plus rémunérateurs.
Hors du secteur médico-social, ces modèles existent déjà : dans les EHPAD (cet ouvrage y est consacré), dans le domaine de la santé (où le secteur public est en souffrance et laisse de plus en plus de place au privé), dans la petite enfance, ou encore dans le soutien scolaire. Dans ces secteurs, la preuve n’est pas faite que les évolutions qualitatives soient une conséquence directes des modèles appliqués ; par ailleurs, ont été mis en évidence des dysfonctionnements graves, comme la santé pendant la période COVID, ou la croissance des inégalités, comme dans le secteur du soutien scolaire. On peut donc déjà avoir une idée de ce qui pourrait advenir dans le secteur médico-social si celui-ci était amené à fonctionner selon les logiques en question. A cet égard, l’ouvrage de V Castenet sur le fonctionnement d’un groupe privé lucratif dans le secteur de la dépendance et du soin est tout à fait utile.
Tous les acteurs du secteur médico-social accompagnant des personnes en situation de handicap, du directeur général d’association au professionnel de terrain, devraient lire ce livre, enquête approfondie sur un groupe gestionnaire d’une chaîne d’EHPAD, le groupe ORPEA. Pour quelles raisons ? Parce que ce groupe démontre, au paroxysme, ce que peut être l’activité du care et du cure lorsqu’elle est orientée selon des valeurs et des principes lucratifs, et que le secteur de l’accompagnement des personnes en situation de handicap n’est pas à l’abri de telles évolutions. Le secteurs des personnes âgées dépendantes donne lieu à des pratiques de rentabilisation (le profit de « l’or gris ») des activités au bénéfice des propriétaires actionnaires des organisations mises en place, au bénéfice également de leur hauts cadres. Au profit exclusif de tous ceux-ci, au détriment de ceux que pourtant elles considèrent comme des clients à qui elles fournissent des services qu’elles prétendent de qualité.
L'ouvrage met en évidence la manière dont une
organisation dont les finalités, les valeurs et les pratiques sont
explicitement et délibérément le profit financier, masquées derrière un langage
de contribution généreuse aux politiques publiques solidaires bienfaisantes et
socialement utiles, organise toute son activité pour faire du profit. Logique
dira-t-on, puisque c’est la finalité ! A la lecture de l’ouvrage, on n’en
revient pas (ce fut mon cas, peut-être suis-je naïf) de la manière dont cette
maximalisation des profits s’effectue.
On « savait » bien, par des témoignages, la
presse, des rumeurs, que ce se faisait, au détriment des bénéficiaires,
dénommés clients pour masquer l’effroyable réalité. A qui sont présentés de
luxueuses plaquettes, des programmes alléchants et des halls d’accueil
séduisants, et toute la sollicitude, tous les bienfaits dont ils vont
bénéficier contre contributions financières élevées. Sans leur dire qu’ils
n’auront droit qu’à trois couches par jour, que les personnels seront en nombre
insuffisant pour s’occuper d’eux, qu’ils seront mal soignés et qu’ils pourront
mourir prématurément de ce manque de soins. Toute la première partie de
l’ouvrage dévoile cette maltraitance au sein d’un établissement luxueux de ce
groupe, à 7000 € par mois. L’ouvrage et la presse se sont aussi fait l’écho
d’une nourriture indigente et insuffisante, source de profits.
La maltraitance existe envers les personnes clientes :
c’est même une des modalités du système de profit. Mais elle existe aussi
envers les professionnels : des directeurs sans autre pouvoir que celui de
réaliser un taux d’occupation maximal, et licenciés au moindre questionnement,
des salariés terrorisés par les pratiques managériales du groupe, et là aussi,
licenciés, parfois sans aucun prétexte… De hauts cadres ayant un sentiment
d’impunité et des attitudes ou comportements de brutes. Le turn-over, le
sous-effectif choisi comme mode d’économie, le harcèlement, la brutalité
managériale… dégradent bien évidemment la vie des salariés, et a aussi pour
conséquence certaine une baisse de la qualité des prestations, allant jusqu’à
la non-assistance à personnes en danger.
C’est déjà beaucoup comme sources de profits. Mais ces
profits, issus des deux sources (prestations et gestion de personnel) ne sont
pas suffisants. Et l’on découvre que le système des rétrocommissions et des
ristournes est une autre source de profits : en faisant facturer à un
fournisseur des fournitures médicales à un certain prix, celui-ci pris en
charge par l’assurance maladie, puis en demandant une ristourne au fournisseur,
celle-ci devint une source de profit. L’argent public va donc dans la poche des
propriétaires actionnaires : c’est du détournement d’argent public.
L’ouvrage fourmille ainsi, jusqu’à la nausée, d’exemples de
manipulations gestionnaires et comptables, de brutalités managériales, de
situations intolérables des « clients ». Bien sûr, tous les groupes
ne sont pas à telle enseigne. D’autres seraient plus vertueux. Mais on a ici,
dans le groupe concerné, un « idéal-type » d’établissement lucratif,
c’est-à-dire dont l’objet (la prise en charge de personnes dépendantes) n’est
pas le but ou la finalité, mais le moyen (très rentable) d’une autre finalité,
celle du profit, pour lequel tous les moyens sont bons.
De ce point de vue, la lecture de cette enquête sur un
système d’EHPAD par tous les responsables, managers, consultants et experts en
tous genres du secteur médico-social serait plus que bénéfique. Elle pourrait
les mettre en garde contre ce qui se profile et pourrait advenir : les
personnes en situation de handicap, comme les personnes âgées, pourraient être
considérées comme des clients dont la solvabilité deviendrait source de profits
pour des acteurs privés. Déjà, un groupe privé gestionnaire d’AESH
(accompagnant d’élèves en situation de handicap) vient d’être autorisé, délestant
le ministère de l’éducation de ses responsabilités publiques. La lucrativité,
dans son principe même, peut aboutir à de telles extrémités, décrites dans
l’ouvrage. Les intentions vertueuses d’améliorer la situation des personnes en
situation de handicap en faisant un tel choix, afin de les sortir d’une
institutionnalisation forcée et défavorable se heurte rapidement et de manière
inéluctable à des réalités non vertueuses, dans lesquelles le profit par tous
les moyens aura toute sa place.
« Je n’ai pas de scrupules à faire de l’argent sur des
situations de dépendance ou de handicap » entend-on de plus en plus. La
vertu du profit devient une éthique enviable. C’est un choix éthique que je ne
peux partager : la lucrativité dans le domaine de la relation humaine
conduit, de nombreux exemples l’attestent, au non respect de l’humain.
Extraits de la présentation de l’éditeur
Trois ans d’investigation, 250 témoins, le courage d’une poignée de lanceurs d’alerte, des dizaines de document explosifs, plusieurs personnalités impliquées … Voici une plongée inquiétante dans les secrets du groupe Orpéa, leader mondial des Ehpad et des cliniques. Truffé de révélations spectaculaires, ce récit haletant et émouvant met au jour de multiples dérives et révèle un vaste réseau d’influence, bien loin du dévouement des équipes d’aidants et de soignants, majoritairement attachées au soutien des plus fragiles. Personnes âgées maltraitées, salariés malmenés, acrobaties comptables, argent public dilapidé… Nous sommes tous concernés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire