"Des amis pareillement atteints"
Telle fut l’expression d’un responsable d’établissement scolaire (collège) en constatant que des élèves malentendants, scolarisés dans diverses classes de son établissement, avaient tendance, parfois pour certains, souvent pour d’autres, à se retrouver « entre eux » sur les temps de récréation ou sur le temps de restauration : « Mais pourquoi donc recherchent-ils des amis pareillement atteints ? » C’était dans le période de l’intégration scolaire, et derrière son questionnement, il y avait la question de savoir quand même si en définitive ils ne seraient pas mieux dans une scolarisation spécialisée, avec « leurs amis pareillement atteints ». Par ailleurs cela l’interrogeait sur la réussite de l’intégration, leur rapprochement lui apparaissant comme un échec de la norme intégrative. Lui serait-il venu à l’idée d’utiliser la même formulation lorsque des élèves entendants choisissaient leurs amis (entendants) sur la cour ou à la table de la cantine, lorsque des filles choisissaient des filles comme camarades de table à la restauration ? Non bien évidemment !
Il s’agissait dans cette situation d’élèves
« malentendants », n’utilisant pas la langue des signes et ayant
suffisamment de compétences dans la maîtrise de la langue orale (compréhension
et expression) pour effectuer une scolarité en milieu ordinaire, sous condition
d’avoir un accompagnement relativement léger. Ces élèves ne partageaient pas de
culture commune, comme celle qu’aurait pu instituer l’utilisation de la langue
des signes. Ils pouvaient cependant peut-être partager une « condition »
commune, celle de ne pas bien entendre sans aucun doute, mais aussi et
peut-être surtout celle de vivre dans un environnement de personnes entendant
bien et fonctionnant pour celles-ci. Contribuait également à cette condition
commune leur identification comme ayant des prothèses auditives, bénéficiant de
soutien et/ou d’orthophonie, présentant parfois des imperfections dans leur
compréhension des discours oraux, dans leur expression orale ou dans leurs
réactions aux discours pendant les cours. C’est peut-être le partage de ces
caractéristiques, petits phénomènes instituant une condition commune, en
interaction avec un environnement étranger à ces caractéristiques, qui les
rapprochaient socialement et affectivement, et que traduisait, d’un point de
vue étranger à leur condition, cette formulation d’amis pareillement atteints.
Au-delà de cette incompréhension de la condition commune de
ces élèves, la formulation exprime brutalement le regard « défectologique »
de l’individu « normal » sur des individus non pas seulement
différents, mais inférieurement différents : ils sont « atteints ».
Cette approche relève de ce qu’aujourd’hui on qualifie de validiste. [« Le
validisme se caractérise par la conviction de la part des personnes valides que
leur absence de handicap et/ou leur bonne santé leur confère une position plus
enviable et même supérieure à celle des personnes handicapées. »
Manifeste du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation
(CLHEE)] « L’atteinte » en question, un certain niveau de
déficience auditive, n’est pas seulement appréciée sur une échelle d’audition,
mais comme un manque organique et humain, dans les termes d’une maladie (cf Les
animaux malades de la peste de La Fontaine), une lésion enlevant
l’intégrité humaine à la personne. Loin de la pensée d’une condition partagée
par certaines personnes (comme lorsqu’on parle de condition féminine, ou de
condition ouvrière).
De telles représentations sont bien évidemment
problématiques lorsqu’il s’agit de penser une école inclusive : elles
interdisent même de penser l’école inclusive. L’obstacle à l’inclusion n’est
pas ici dans le fait que ces élèves ressentent la nécessité de se retrouver (le
modèle de l’intégration aurait voulu que ces élèves se normalisent et ne
ressentent plus ce besoin), mais dans le fait qu’ils soient considérés dans une
situation d’inégalité humaine (ils sont atteints) par rapport à des élèves qui
ne seraient pas « atteints », établissant ainsi une frontière possible
d’exclusion et de ségrégation.
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