Education des jeunes sourds : encore et toujours dans un modèle oraliste ?
Le Conseil
scientifique de l’Education nationale a publié, en juin 2021, un « Etat
des lieux et recommandations » sur « La scolarisation des
élèves sourds et malentendants » (en ligne[1]). Si un certain nombre de constats
et recommandations pouvaient être attendus, tant la scolarisation des jeunes
sourds est aujourd’hui insatisfaisante (diagnostics, structures de
scolarisation, orientations publiques, formations, etc.), l’approche globale des
observations, de l’analyse et des recommandations ne manque pas de surprendre.
Un choix validiste de définition du bilinguisme
En premier lieu, le bilinguisme qui est évoqué tout au long du rapport n’est pas n’importe quel bilinguisme. C’est un bilinguisme associant la langue des signes française (LSF)[2] à la langue orale parlée, celle-ci de préférence sous une double modalité, vocale (audition) et visuelle (codée manuellement par l’intermédiaire de la langue française parlée codée, la LfPC,). Le choix de la définition effectué par les auteur·e·s, qui n’est pas neutre, est simplement, incidemment, indiqué dans une note en bas de pages : « A noter que le « Parcours bilingue » de l’éducation nationale consiste à utiliser la LSF comme moyen de communication et le français ECRIT comme approche de la langue française. Cette approche est différente de celle que nous préconisons sous le nom « bilinguisme bimodal » qui correspond à l’acquisition précoce de deux langues premières (Langue Française Parlée accompagnée de LfPC et Langue des Signes Française) pour tous les enfants sourds. »[3]. La réglementation française en la matière est certes respectée à la lettre. En effet, les choix possibles en France sont indiqués entre d’une part le monolinguisme avec la langue française orale (ici préconisée avec la LfPC) et d’autre part le bilinguisme (LSF et français, sans que ce dernier soit précisé). C’est bien ce second terme du choix qui est « nuancé » et remis en question.
Le postulat du
bilinguisme ici choisi, et les recommandations conséquentes, est d’affirmer l’impératif
ou la nécessité de la langue orale pour tous les enfants sourds, appuyée sur les
performances de progrès bio-technologiques comme les implants cochléaires, ceci
au regard des avantages que cela procurerait pour la vie sociale du futur
adulte concerné. Il n’y en définitive pas de choix : la langue orale est
toujours présente dans le choix, soit seule, soit associée à la LSF. On
croirait entendre les arguments des siècles passés sur les bénéfices de
l’oralisme, auquel s’ajouteraient les progrès technologiques et la tolérance de
la LSF !
Ce postulat
est en contradiction avec les orientations fondamentales qui ont été prises du
point de vue des droits des personnes en situation de handicap d’une manière
générale et des Sourds en particulier. La convention de l’ONU sur les droits
des personnes handicapées, signée en 2006, affirme comme un droit « l’apprentissage
de la langue des signes et la promotion de l’identité linguistique des
personnes sourdes »[4].
En France, l’Education nationale a, de son côté, défini, dans une circulaire de
septembre 2008 toujours d’actualité, le bilinguisme pour les jeunes sourds : « La
pratique de la langue des signes française tient lieu d’équivalent de la
communication orale, et la langue française écrite tient lieu de langue
écrite ». Autrement dit, la langue orale est « optionnelle ».
Même si l’on peut considérer qu’elle procure un avantage dans la vie sociale
dans une société qui ne fait pas l’effort de s’adapter à la surdité et de
laisser des obstacles à l’accessibilité, la langue orale, dans ces
orientations, ne constitue ni une condition de participation sociale, ni une
obligation d’apprentissage. Etrangement donc, ce rapport prend le contrepied
des orientations internationales et nationales : le bilinguisme, entendu
au sens de l’ONU et de l’Education nationale, est constitué de la LSF et du
Français écrit comme langue seconde, avec une valeur optionnelle pour la langue
vocale, dont l’intérêt n’est pas nié, mais relativisé eu égard à sa difficulté
d’apprentissage et de maitrise ainsi qu’aux configurations d’accessibilité à
développer dans une société plus inclusive.
Le
bilinguisme promu par les auteur·e·s du rapport est donc délibérément celui
associant la langue parlée (de préférence avec la LfPC) et la langue des
signes. Argumentée sur de vagues intérêts futurs présentés davantage comme du
simple bon sens que comme une approche scientifique, sans véritables « comparaisons
scientifiques » avec des populations d’enfants éduqués selon des modalités
autres de bilinguisme, cette approche est représentative d’un postulat
« valido-centriste » (validiste) qui n’envisage la participation
sociale d’une minorité que sous conditions que celle-ci entre dans les
modalités de fonctionnement (ici langagier) de la majorité. Cette approche se
situe en amont des dernières évolutions conceptuelles sur le handicap et les
situations de handicap. Elle ignore délibérément les principes anthropologiques
et systémiques de ce qui est constitutif des situations de handicap, à savoir
celles-ci étant le résultat des interactions entre des caractéristiques
personnelles (parmi lesquelles la déficience et les incapacités) et des
caractéristiques environnementales (qui peuvent constituer des obstacles à la
participation sociale). Autrement dit, la conception de la surdité en tant que
handicap est ici fondée uniquement sur les caractéristiques de la déficience,
considérée comme devant être réduite, rééduquée, soignée, normalisée. Jamais
elle n’est considérée comme une caractéristique de la diversité humaine à
laquelle le monde « normal », fait par et pour des personnes qui
entendent, ne s’adapte pas et ne se rend pas accessible. Encore moins comme une
minorité linguistique et culturelle, dont les caractéristiques, non pas
corporelles (déficience), mais culturelles au sens large mériteraient d’être
développées. En arrière fond de ce rapport, c’est bien l’ancienne posture
bio-médicale de soin, rééducation, normalisation que l’on retrouve, conforme à
l’éducation subie pas les sourds depuis deux siècles, modernisée par des
apports technologiques (implants, LfPC).
Pour des
jeunes sourds, les caractéristiques perceptives sont davantage portées vers une
langue visuelle. De tous temps ou presque, la société dominante (entendante) a prôné
(et même souvent imposé de manière violente) la voie contraire, celle du vocal,
de l’oralisme, allant jusqu’à l’interdiction des langues visuelles développées
pas les Sourds, les langues des signes. Certes depuis quelques décennies, les
langues des signes sont davantage reconnues, plus ou moins selon les pays, sans
que parfois les moyens ne soient véritablement mis pour assurer aux jeunes
enfants une véritable éducation bilingue. C’est le cas en France, ou le terme
d’éducation bilingue désigne rarement une éducation en langue des signes
première, avant l’accès au français écrit, mais le plus souvent une éducation
fondamentalement orale, à laquelle est associée la langue des signes, ou même
le français signé[5].
« L’âme » de l’éducation des enfants sourds en France est restée
vissée sur des modèles oralistes défectologiques.
Depuis
quelques années également, les moyens pour un sourd profond d’accéder à la
langue orale se sont nettement améliorés : performances des prothèses
auditives, implants cochléaires, LfPC. Ces progrès techniques ou technologiques
ont eu pour résultats des brillantes réussites dans la maîtrise de la langue
orale d’un certain nombre de sourds profonds en ayant bénéficié à un âge plus
ou moins précoce. Mais aussi de nombreux échecs ou à tout le moins de nombreux
manques de réussites : ils sont observables dans les changements
d’orientation scolaire, lorsqu’un enfant engagé dans une voie oraliste
compensée (implant, LfPC) ne réussit cependant pas avoir le développement
langagier souhaité ni à faire le parcours scolaire ambitionné, ou parfois pire
se trouve dans une impasse cognitive et sociale. Hélas, les études sur les non
réussites ou les échecs de ces politiques sont nettement moins
nombreuses ! Le rapport d’ailleurs confirme implicitement ce fait, quand
il note l’abandon de l’implant cochléaire par de nombreux enfants devenus
adolescents, ou dans des choix virulents d’apprendre la langue des signes. Même
si le rapport reconnait des limites à ce niveau, cela ne l’empêche pas de
laisser penser, à travers ses recommandations d’amélioration du diagnostic et
du traitement précoces, qu’une amélioration de la compensation (technique,
technologique, artefact langagier) pourrait résoudre le problème. Le bilinguise
envisagé n’est pensé que dans l’amélioration de la langue orale, malgré des
recommandations d’amélioration de la présence précoce de la langue des signes,
de l’information et de la formation.
« Le
véritable bilinguisme exige d’être exposé précocement et de manière équilibrée
à deux langues d’une authenticité totale »[6]
est-il affirmé dans un paragraphe de synthèse. Bien évidemment, dans un modèle
idéal de bilinguisme, c’est la situation rêvée, le modèle type. Mais les
recherches sur différentes formes et réalités de bilinguisme ont mis en
évidence les pluralités de formes qu’un bilinguisme peut prendre, et où
l’équilibre est rarement atteint (langue dominante/dominée, genrée,
domestique/officielle, accessible/non accessible, etc.). Dans la situation
d’obstacles tels que la déficience auditive, il y a lieu d’observer un certain
déséquilibre dans l’accessibilité à l’une ou l’autre forme de communication et modalité
langagière, nonobstant la visualisation par la LfPC. A ce niveau, la définition
rigide d’un bilinguisme commun n’est pas de mise. L’affirmation de ce choix de bilinguisme
exclut les définitions reconnues ailleurs, en caractérisant l’hypothèse LSF +
français écrit comme un monolinguisme, hypothèse exclue par le rapport comme
possibilité d’éducation des jeunes sourds.
Une argumentation biaisée par des choix implicites
Aujourd’hui
l’interdiction de la langue des signes n’est plus pensable sur le plan politique
et culturel, mais la LS peut être écartée par différents moyens, et ceci
d’autant qu’elle a montré, dans une culture oraliste/validiste, son intérêt pour
le développement des enfants sourds, ainsi que pour la vie sociale des sourds.
La logique de ces observations pourrait ou devrait conduire à favoriser des
environnements accessibles (avec le développement de l’interprétariat par
exemple, ou la connaissance d’un minimum de communication signée de la
population, ou des enseignements bilingues pour toute population : cela
peut paraitre étrange de poser ces perspectives en France, mais cela se fait
dans d’autres pays). Mais cela exige d’une part l’activation de moyens, d’autre
part et surtout de sortir d’une conception normalisatrice et médicale de la
surdité (comme de tout handicap en général), ce qui n’est manifestement pas le
cas en France. Par ailleurs, et il faut le souligner, l’intérêt de la LSF est
apparu aussi comme un moyen de communication précoce facilitant les premiers
apprentissages de la langue orale. C’est encore une fois se situer dans une
perspective défectologique et compensatoire, qui a pour postulat que la solution
(et la place d’un sourd dans la société) est de pouvoir mieux entendre (avec
des moyens techniques de compensation, quitte à utiliser la LSF pour démarrer
la communication et les apprentissages) et de mieux parler.
C’est la
vocalité de la langue qui importe, à laquelle toutefois peut se rajouter, avec
intérêt, la vision de cette langue vocale (LfPC) ou une autre langue (LSF). Le
droit d’une population minoritaire à développer ses différences et ses
richesses dans le cadre d’une société plus inclusive est ignoré. Les LS ne sont
pas des moyens de compensation utilisés par les Sourds pour suppléer le défaut
de langue vocale. Elles sont l’émergence d’une modalité de communication en
adéquation avec les aptitudes langagières des personnes sourdes, adaptées à
leurs caractéristiques. L’approche préconisée et aussi une manière de garder le
contrôle des normes (entendantes) à atteindre et de nier les processus de
domination sur des minorités. Au regard des droits fondamentaux à accéder à une
langue fonctionnelle et facile d’accès, immédiatement accessible comme peut
l’être la LSF pour de jeunes sourds, cette option constitue une obligation qui
relève d’un choix fondamentalement politique et idéologique.
Quant à
l’argumentation sur les apports respectifs de l’implant cochléaire et de la
LfPC, elle est typiquement l’illustration de la confusion entre progrès
technique/technologique et amélioration conséquente et proportionnelle dans les
situations de vie. Cette amélioration est postulée à l’aune de chiffres
théoriques, validés sur de petites populations test et par des expériences
psycho-neuro-cognitives sur ces mêmes petites populations. Par exemple, la LfPC
permet de percevoir « 90% du message oral contre 30% en lecture labiale
seule »[7]. Or
lorsqu’on est en contact avec des Sourds, de tout âge, on peut observer que ces
chiffres, certainement chiffres moyens, ne correspondent pas à la diversité des
performances des personnes : il est des sourds, qui avec la seule lecture
labiale sont plus performants que les 30 %, et d’autres beaucoup moins. Les 90%
de performance avec la LfPC, objectifs sur le plan théorique, ne sont pour leur
part atteints que dans des circonstances et conditions relativement
exceptionnelles de précocité et d’intensité. Ou encore : « les
bénéfices de l’implant cochléaire sont généralement considérables sur
l’acquisition du langage oral »[8].
Ici encore, il y a loin du bénéfice théorique (les implants ont permis à de
jeunes enfants sourds d’utiliser les données du monde sonore, dont le langage,
d’une manière qu’ils n’avaient jamais pu exploiter auparavant) à l’utilisation
au quotidien de l’aide technique, qui ne donne pas toujours satisfaction dans
un accès aisé au langage. Si les auteur·e·s font part d’une certaine prudence
en indiquant que les deux apports ne font pas des sourds des entendants
parfaits, ils induisent cependant un certain caractère miraculeux, certes sous
conditions, à cet outillage technologique et langagier. L’assertion concernant
l’option langue orale avec LfpC : « L’enfant sourd aura ainsi,
précocement et sans effort, accès à une L1 structurée, celle de ses parents »[9],
est loin d’être une preuve au regard du réel des actualisations de
communication dans les familles avec un enfant sourd, sauf situations
exceptionnelles. Par ailleurs, même si on n’a pas encore le recul de
l’implantation précoce à moins d’un an, rien ne garantit, en dehors d’un
postulat théorique, qu’il y aura beaucoup moins d’échecs ou de non réussites,
comme c’était le cas, ignoré dans le rapport, lorsque les implantations étaient
plus tardives.
Enfin
l’espoir mis dans des résultats de normativité orale, et le parti-pris
justificatif de cette normativité, conduisent les professionnels et les parents
à surinvestir cette modalité, parfois au prix d’un acharnement contreproductif,
au détriment d’une communication et d’échanges langagiers plus spontanés et
naturels. Lorsque l’autre langue, la LSF, associée à cette double modalité est évoquée,
avec également une argumentation sur son intérêt, elle n’en reste pas moins
minorée (11 pages sont consacrées à l’argumentaire sur le monolinguisme oral
bimodal, 6 pages à la LSF associée à la langue orale). Bien plus, en dehors de
quelques indications sur son intérêt en tant que telle, la LSF est bien plus
envisagée comme outil de facilitation de l’acquisition de la langue qui
importe, la langue orale (facilitation en tant que communication immédiate et
première et base de la véritable communication ultérieure), en somme comme
langue de survie lorsque l’oral est trop difficile. Mais dans ces conditions
elle ne peut être que dévoyée en tant que langue première.
L’argumentation
semble parfois relever d’un syllogisme aux conclusions surprenantes. Ainsi
est-il affirmé en guise de prémisses : prémisse 1, la nécessité de la mise
en place d’une langue précoce (« un des principaux facteurs qui
favorise la réussite des élèves sourds est la maîtrise précoce d’une langue
première structurée et de qualité »)[10];
prémisse 2, l’accès naturel des jeunes enfants sourds à la LSF en tant que
langue visuelle (« la seule façon de donner accès à une langue
naturelle à un enfant sourd est l'utilisation de la langue des signes. C'est la
seule façon de s’assurer que tous les mécanismes neurologiques et cognitifs qui
sous-tendent l'acquisition du langage seront mis en place »)[11].
Et la conclusion de synthèse avance de la nécessité du bilinguisme bimodal (« l'éducation
bilingue bimodale est le moyen le plus à même de garantir l'accès au langage
naturel dans un cadre spontané dès le premier instant où la surdité est
détectée »)[12],
conclusion en écart, si ce n’est en contradiction avec les prémisses. On ne peut
en effet avancer une telle conclusion à partir de telles prémisses.
On ne sait
d’ailleurs pas très bien s’il s’agit d’apprentissage de la langue française
(complétée) avec au besoin le complément de la langue des signes, ou bien de
l’apprentissage de la langue des signes complétée par la langue orale
(complétée). A la lecture précise du rapport, on pourrait croire que c’est la
seconde perspective de l’alternative, tant il y a d’arguments pour valider ce
choix d’utilisation de la LSF « Alors que dans les autres pays et les
situations spéciales dans lesquels la LS est utilisée comme L1 en parallèle à
la langue parlée, les recherches montrent que la présence d'une LS en tant que
L1 est positivement corrélée »[13]
avec plusieurs caractéristiques positives. Mais les préconisations sont à
rebours de ces observations : c’est bien la langue parlée qui devrait être
première, en particulier dans sa bimodalité. Mais comme cette option rencontre
des obstacles dans le monde réel, hors des théories de principe et des choix
idéologiques sous appellation scientifique, la langue des signes présente un
certain intérêt en ce qu’elle peut être plus naturelle pour les enfants sourds.
On perçoit en arrière-plan de ce positionnement l’idéal normatif de la maîtrise
de la langue parlée, qui constituerait la condition d’appartenance au monde
« normal », celui de ceux qui entendent. On tolère ici que les
enfants sourds aient une éducation (avec langue des signes quand même) mais à
la condition de nier le plus possible leur surdité, et qu’ils puissent dépasser
celle-ci en entendant mieux et parlant mieux. Le principe des recommandations
est de fournir un équipement pour entendre (les implants précoces) et un
équipement pour apprendre à parler (la LfPC), auxquels on pourrait
éventuellement ajouter un autre équipement, celui de la langue des signes, pour
favoriser la communication.
Le rapport
laisse aussi supputer qu’en dehors du bilinguisme avec langue vocale, dont
l’intérêt est mis en avant, il ne s’agit pas d’un bon choix, au regard des
bénéfices théoriques constatés. A la lecture des recommandations, apparait donc
un avantage incontestable à l’utilisation de l’implant cochléaire et de la
LfPC. Cela n’est sans doute pas étranger à l’origine scientifique d’une partie
des auteur·e·s, pratiquants et chercheur·e·s dans ces domaines précisément, et
dont les recherches ont au moins en partie porté sur l’intérêt et les résultats
(dont certains assurément et incontestablement positifs) de cette approche.
Cette partialité se retrouve dans la liste des remerciements, où l’on trouve
des interlocuteurs positionnés au niveau du ministère de la Santé (inspection
pédagogique et responsables d’INJS), un seul responsable de l’Education
nationale, aucun chercheur en sciences humaines et aucun représentant des
associations de personnes sourdes.
En réalité,
le rapport s’assoit sur le principe de libre choix, en préconisant une
oralisation systématique et généralisée, ou plutôt une
injonction/recommandation à l’obligation d’oralisation, au mieux en même temps
que l’utilisation de la langue des signes. Mais celle-ci n’est pas envisagée,
malgré les nombreux arguments en sa faveur dans le rapport lui-même, comme
langue première unique avant l’accès au français écrit. Elle doit
«obligatoirement » être associée aux implants, à la langue parlée,
celle-ci devant être complétée visuellement par la LfPC. Retour au XIXe
siècle ou aux premiers trois quarts du XXe siècle, modernisés et
actualisés sur certaines données technologiques et neuropsychologiques ?
Un parti-pris idéologique au nom de la science
Le choix
d’une définition, et pas des autres définitions, du bilinguisme pose d’emblée
la question du caractère scientifique des observations et recommandations du
rapport. Ces autres définitions sont rejetées par les auteur·e·s du rapport,
sans véritable argumentation, dans cette note en bas de page citée plus haut. La
méthodologie argumentative est biaisée et partiale dans l’ignorance et
l’absence d’explicitations des soubassements de « valeurs » qui
président aux observations et expérimentations. Il y a bien par conséquent un
choix, politique ou/et idéologique, mais en tout cas hors de la sphère
scientifique, de prendre une définition parmi plusieurs définitions possibles,
celle d’un bilinguisme avec langue orale. Le plus étonnant est que ce choix se
fasse sur de vagues présupposés (apports de nouvelles technologies, vague
intérêt pour la vie sociale sans analyse des données environnementales, intérêt
pour l’apprentissage de la langue écrite fondé sur une approche partisane,...)
alors même que le rapport a la prétention de se situer dans une problématique
scientifique de résultats (et donc de bonnes pratiques ) par les preuves. La
science et les productions scientifiques ne sont pas, mêmes preuves et
résultats à l’appui, neutres et hors sol : avec P. Bourdieu, leur
caractérisation comme « champ » les définit dans des rapports sociaux
(dont les rapports de pouvoir) externes et internes, qui relativisent d’une
certaine manière leur vérité absolue. Sur cet aspect, il est caractéristique
que ce document ignore les approches anthropologiques (au sens large), ainsi
que les rapports de pouvoir caractéristiques des situations de domination des
minorités, au profit de l’approche du domaine (un sous-champ scientifique) d’où
sont issus certains des auteur·e·s, celui des sciences cognitives et
des neuro-sciences.
La réussite
de la bimodalité est conditionnée à un fort engagement parental, exigeant une
pratique assidue (et cependant ressentie comme artificielle et frustrante par
de nombreux parents qui l’abandonnent). C’est ce qu’indiquent les auteur·e·s :
ce choix exige un engagement fort des parents (précocité et intensité),
condition de bons résultats du choix effectué. C’est oublier que les pratiques
familiales peuvent être discriminantes, et que les conditions de mise en œuvre
de ce choix sont différentes selon les milieux sociaux. Un centre spécialisé
qui avait fait le choix d’une éducation oraliste avec la LfPC exigeait, il y a
quelques années, que l’un des parents (souvent la mère) cesse au moins
partiellement son activité professionnelle pour s’engager dans la voie
choisie : les résultats des jeunes éduqués dans ce centre étaient
remarquables. Mais l’accès au centre n’était pas donné à tous au regard de ces
conditions. Les auteur·e·s reconnaissent que le profil idéal de la mise en
place de cette perspective est quelque peu difficile à atteindre : « dans
les faits, peu d'enfants sourds correspondent à ce profil linguistique IC[14]
précoce/LfPC+. Les études réalisées sur de plus gros effectifs d'enfants sourds
ne mettent pas en évidence l’effet de cette combinaison en primaire et surtout
au collège, probablement à cause de la forte hétérogénéité de la population
d’enfants sourds implantés exposés à la LfPC. »[15]
Les conditions de mise en œuvre d’une telle modalité langagière, dont pourraient
témoigner les situations réelles, auraient mérité, en tant que modèle
scientifique, d’être approfondies dans les constats effectués, dans les
observations réalisées et dans les perspectives de recherche.
La liste de
références bibliographiques est impressionnante. Et remarquable dans ce qu’elle
ignore délibérément. Pour ne citer que les références françaises, la
bibliographie ignore des auteurs majeurs qui se sont attachés à la manière et
aux conditions dans lesquelles les enfants sourds apprennent et s’approprient
une langue (je ne citerai ici que Danielle Bouvet, Christian Cuxac, Benoît
Virole et André Meynard[16]).
Mais ces auteurs, ainsi que bien d’autres, n’appartiennent sans doute pas au
champ (ou au sous-champ) des « cognitivistes », ce qui semble les
disqualifier d’emblée. Les préconisations de recherche sont, en toute logique,
du même bois : aucune préconisation sur des recherches à effectuer sur
d’autres sujets que les quasi certitudes cognitivistes à approfondir.
Et pourtant
il y aurait lieu d’approfondir bien des domaines expérientiels selon d’autres
hypothèses, plus larges, que celles, fermées et limitées, des domaines
cognitivistes et neuropsychologiques, qui tiennent lieu dans ce rapport
d’hégémonie scientifique excluant toute autre approche au nom de la carence de
preuves. Comment des sourds qui ont appris une langue première signée sont-ils
insérés dans la société ? Comment vivent-ils les situations de handicap
qu’ils rencontrent (accessibilité, adaptation…) ? Comment ont-ils réussi,
ou moins réussi, leurs parcours de scolarisation ? Comment ont-ils pu
apprendre à lire sans maitriser le code grapho-phonétique faute de maitrise de
la langue orale (nous connaissons des sourds signants sans langue orale qui
lisent et savent bien lire) ? Toutes ces questions, et bien d’autres sur
d’autres domaines, fondamentales pourtant si l’on veut embrasser la question
générale de l’éducation des enfants sourds, et ne pas se contenter de quelques
certitudes idéologiques, ne mériteraient pas d’être ignorées dans un rapport
rédigé au nom de la science par un comité scientifique. Les références
bibliographiques et les préconisations de recherche scientifique témoignent
encore qu’il ne s’agit pas de rapport scientifique, mais d’une prise de
position idéologique sur des choix éducatifs, appuyés sur des choix pseudo-scientifiques
partisans, partiaux, et exclusifs d’autres approches.
Que vaut la
prétention scientifique lorsque, au sujet d’une question, il est postulé, a
priori et sans preuves, que certaines hypothèses n’ont pas lieu d’exister, ni
d’être par conséquent interrogées et investiguées ? Lorsque la réalité est
niée et réduite aux postulats et principes a priori des chercheurs qui,
quoiqu’ils en disent, ne sont pas neutres et experts hors sol, mais sont ancrés
eux aussi dans des systèmes idéologiques, participent éventuellement à
l’hégémonie culturelle et scientifique, et engagent des préconisations faites
en fonction de ces présupposés, quelle valeur accorder à la scientificité d’une
démarche ? Les recommandations de pistes de recherche ne sont bien
évidemment pas à rejeter, mais elles ne couvrent qu’une (petite) partie des
domaines de recherche souhaitables.
L’affirmation d’une expertise toute puissante
Il y a une
absence remarquable dans ce document : celui-ci parle de l’éducation des
jeunes sourds, mais ceux-ci sont en quelque sorte absents des propos. Nulle
part ne sont évoqués directement les personnes concernées. Certes il s’agit
d’enfants, et à ce titre ils « n’ont pas la parole ». Mais le
document ne fait pas référence aux adultes qu’ils vont devenir. Sauf en
affirmant que les options recommandées ont pour but « d’améliorer
également la qualité de vie des enfants et adultes sourds »[17],
mais sans se préoccuper justement de l’avis de ces derniers concernant cette
qualité de vie. Et pourtant il y a des associations, des militants, des prises
de positions… Dans une époque où il est convenu de l’importance de
l’autodétermination, du point de vue, des demandes et des besoins des
« usagers », il est étonnant de ne trouver dans ce rapport aucune considération
à ce niveau. C’est comme si le point de vue des Sourds, aussi divers
soient-ils, ne comptait pas, n’entrait pas dans les considérations d’un rapport
scientifique. Comme si un rapport scientifique ne devait être fondé que sur des
critères convenus de choix de données, sur des choix épistémologiques partisans
(en l’occurrence ici ceux d’une approche psycho-neuro-cognitive) en ignorant
délibérément les approches et fondements des sciences humaines qui se sont intéressées,
avec des résultats éclairants, sur la vie des personnes sourdes :
psycho-linguistique, sociologie, anthropologie, etc. Comme si le point de vue
des « usagers » ou futurs usagers, c’est-à-dire des citoyens comme
tout un chacun qui ont quelque chose à dire sur le sujet, n’avait aucune valeur
face à la vérité établie par des preuves scientifiques, dont on a vu qu’elles
pouvaient être soumise à critiques. Or ces citoyens, à part entière, ont droit
à une expression citoyenne quant à leur point de vue, pas nécessairement en
accord avec ce qui prétend être prouvé. C’est ainsi que, concernant la
définition du bilinguisme, les représentants des Sourds ont pris des positions
claires : « La FNSF (Fédération Nationale des Sourds de France)
préconise une approche des droits humains à un accès égal à l’éducation. Pour
les enfants sourds, celui-ci doit inclure l’accès à la Langue des Signes
Française, y compris l’accès au français écrit – et en option au français
parlé »[18].
Seuls les
parents d’enfants sourds sont évoqués, dans la seule perspective d’éduquer,
avec beaucoup d’engagement, leurs enfants dans la modalité préconisée. Or, il
me semble quand même que ce sont les Sourds qui vivent une vie de surdité, des
situations de handicap, et qu’ils ont quelque chose à en dire : comment
ils rencontrent des obstacles à leur participation sociale ; comment
eux-mêmes envisagent les choix politiques d’éducation qu’il faudrait opérer
pour atténuer ces obstacles. Mais de cela, il n’en est pas question dans ces
recommandations, alors que ce sont eux qui savent ce que cela produit dans la
réalisation d’habitudes de vie, et non des experts de tel ou tel domaine
scientifique. Ici, la levée des obstacles à la participation sociale est
davantage dans l’accès des sourds à la langue majoritaire, dans leur accès à la
normalité approchée au mieux d’une vie d’entendant, que dans l’adaptation des
différents environnements (audio-centrés par nature et par conséquent
validistes) aux caractéristiques particulières de vie et de rapport au monde
des sourds.
On a là un modèle
typique de l’hégémonie de l’expertise. Ce sont seuls les experts qui savent, auréolés
de connaissances scientifiques présentées comme vraies et définitives, à
l’appui de preuves présentées comme objectives et scientifiques. Lorsqu’il y a
des écarts entre, d’une part les perceptions, les choix et les orientations
vécus et réfléchis par les personnes concernées, et d’autre part les postulats,
hypothèses sélectionnées et résultats de données scientifiques expérimentales,
ce sont les premiers qui sont en défaut, et les seconds dans le vrai. A défaut
de s’interroger sur les données de l’expertise (hypothèses, évaluations,
résultats), il serait préférable d’ignorer ou de changer le réel ! Lorsque
des citoyens prennent position sur le fonctionnement sociétal, leurs avis,
positions, demandes méritent d’être considérés comme étant la représentation
d’un fonctionnement réel, parfois en contradiction avec des données, souvent,
comme dans ce rapport, partielles et partisanes.
Et les
parents qui font le choix de la langue des signes comme langue première, sans
les implants précoces et sans la langue orale, des parents eux-mêmes sourds,
mais aussi des parents entendants mais qui font ce choix pour des raisons
éthiques ? Sont-ils alors condamnés à être considérés comme mauvais
parents, parce qu’au regard de vérités affirmées arbitrairement souvent comme
scientifiques ils ne se conforment pas aux normes en vigueur imposées par ces
vérités ? Si la science ne réunit de « preuves » et de résultats
que dans un domaine particulier en négligeant, ignorant ou déconsidérant toutes
les approches divergentes, non investiguées et donc non susceptibles de fournir
des preuves, on se trouve là devant des abus de pouvoir d’une caste de sachants
imposant au nom de leurs propres valeurs un mode de vie et d’éducation à tous.
On est loin d’un quelconque libre choix. Et c’est un déni des droits.
Conclusion
L’état des
lieux et les recommandations sur l’éducation et la scolarisation des enfants
sont à bien des égards décevants et contestables. Décevants et contestables en ce
qu’ils restent sur des modèles d’éducation dépassés au regard des droits des
personnes sourdes à l’adaptation de leur éducation à leurs caractéristiques et
à la prise en considération de leurs différences culturelles (dont langagière),
en ce qu’ils persistent à vouloir normaliser les Sourds dans la normativité
entendante, seule garantie aux yeux des auteur·e·s de faire partie de la
communauté humaine, et en ce que les choix de constats, preuves, résultats se
présentent comme des données scientifiques là où l’on trouve en définitive des
choix idéologiques et politiques.
A l’heure où
s’installent dans nos sociétés, à côté des discours humanistes et généreux, des
idéologies d’autoritarisme, d’exclusions, de normativité, de telles
recommandations sont inquiétantes dans leurs conséquences éventuelles : en
écartant les approches qui sont hors des normes convenues, en affirmant la
scientificité de choix en définitive idéologiques, en recommandant/imposant des
orientations partiales, elles participent d’une réduction des libertés, d’une
négation des droits et de l’augmentation des inégalités. « L’inclusion »
ressemble fort, dans ces conditions, à de l’assimilation. Elle reproduit en
définitive un rapport de domination de la majorité sur une minorité, en
contraignant celle-ci à ressembler au mieux à la majorité et à s’approprier
coûte que coûte les fonctionnements, en particulier langagiers, de la majorité.
Cela ne change pas beaucoup la situation vécue par les Sourds depuis plusieurs
siècles que l’on se préoccupe de leur éducation.
[1] https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/WEB_La_scolarisation_des_eleves_sourds_en_France.pdf
[2] Nous utiliserons ici deux abréviations : LSF
pour Langue des Signes Française (ou LS quand il s’agit d’une langue des
signes en général), et LfPC pour Langue française Parlée Complétée.
[3] p.20
[4] Article
24 de la Convention
[5] Les
statistiques de répartition des modalités d’éducation des jeunes sourds (illustrées
dans le rapport p.21) sont à ce niveau à questionner. Les chiffres donnés sur
l’utilisation du bilinguisme (LSF + langue française écrite) dans les
établissements sociaux et médico-sociaux sont sujets à caution. Il s’agit
vraisemblablement de données issues d’indications déclaratives. Les
observations que j’ai pu faire en y étant présent dans mon expérience
professionnelle me donnent à penser qu’il s’agit plutôt d’un
« bilinguisme » appuyé sur la langue orale, ou en tout cas ayant une
certaine visée d’oralisation. Les seuls dispositifs vraiment bilingue à ce
niveau constituent de rares exceptions, hors du secteur médico-social le plus
souvent.
[6] p.24
[7] p.33.
[8] p.32.
[9] p.38.
[10] p.53.
[11] p.48.
[12] p.52.
[13] p.34.
[14] Implant
cochléaire
[15] p.44
[16] Sans
reprendre l’ensemble de leurs écrits, citons ici leurs ouvrages
fondateurs : D. Bouvet, La parole de l’enfant sourd, PUF,
1982 ; C. Cuxac, Le langage des sourds, Seuil, 1983 ; A.
Meynard, Quand les mains prennent la parole, érès, 1995 ; B.
Virole, Psychologie de la surdité, De Boeck Université, 1996.
[17] p.23-
[18] Site FNSF
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