L'apothéose de l'approche client
Depuis maintenant au moins une dizaine d’années, l’approche client est largement promue dans le secteur médico-social par des politiques, des dirigeants, des consultant, des « entrepreneurs ». Ces différents experts et décideurs présument en effet que la place des personnes en situation de handicap, leurs droits, leurs choix ne peuvent pas être pris en compte ni respectés dans la tradition éducative et de solidarité qui consiste à les considérer comme des bénéficiaires ou comme des usagers : les considérer ainsi donnerait aux institutions, quelles qu’elles soient, et aux professionnels, une place de toute puissance, laissant les personnes concernées dans la dépendance et l’absence d’autonomie. A l’inverse, l’approche client serait susceptible de rééquilibrer les relations en remettant la personne au centre de la relation, en tant que client, celui-ci étant par postulat le sujet de ses propres choix, libre de ses prestations, dans une économie générale de « main invisible du marché ». Ainsi, en généralisant l’approche client, les personnes en situation de handicap gagneraient-elles en liberté, en responsabilité, en droits, en autodétermination et en citoyenneté.
Mais, à l’observation du fonctionnement économique et
social, depuis quand la relation clients produit-elle ces bénéfices et
avantages ? Depuis quand être client c’est être véritablement libre ?
Nous avons vécu récemment un épisode exemplaire, une apothéose de l’approche
client dans le « scandale » des EHPAD privés à but lucratif, système
dont la chaîne ORPEA a été dénoncée dans l’ouvrage Les fossoyeurs de Victor
CASSANET (Fayard, 2022). Les responsables politiques et les médias, et
jusqu’aux dirigeants du système concerné, sont tombés des nues, ont été étonnés
et choqués d’une situation pourtant connue et dénoncée depuis de nombreuses
années (rapports parlementaires, rapport du Défenseur des droits, interventions
parlementaires, articles de presse…). On fait semblant aujourd’hui d’être
affecté d’une situation que l’on pouvait pourtant connaitre hier !
Les bons samaritains de l’approche client, les thuriféraires
du libre marché des services, les encenseurs du lucratif, vont tous s’offusquer
de ce qu’ils vont à tout prix considérer comme une dérive ou une exagération
d’un système qui restera évalué comme bon : il s’agirait là de situations
marginales, d’excès, d’absence de contrôle, qui auraient permis que cela soit qualifié
de scandale. Le licenciement d’un responsable, quelques vagues contrôles
administratifs, et la vie continue dans le même système.
Et si l’on considérait au contraire que c’est le principe
même d’un tel fonctionnement qui conduit à de telles pratiques, dont seules les
exagérations sont parfois dénoncées ? Dans un système lucratif, ce n’est
pas l’objet de l’activité qui constitue l’objectif (la mission). Le véritable
objectif d’un système lucratif et de « faire de l’argent », au
bénéfice des propriétaires ou des actionnaires. L’objet de l’activité, par
exemple l’hébergement de personnes âgées autant que la mise en conserve de
petits pois, n’est pas l’objectif, mais le moyen, le support, de réalisation de
l’objectif de chiffre d’affaires ou de bénéfices ou de dividendes. Il est donc
logique que le scandale dénoncé (manque de couches, de nourriture, sans compter
les manques humains) soit une condition de fonctionnement : faire des
économies là-dessus, c’est le moyen d’accroitre ce que cela peut rapporter. Il
ne s’agit pas de dérives : c’est dans la nature même d’un système lucratif
d’aboutir à de telles pratiques honteuses, parfois tempérées par des
préoccupations qui se prévalent de l’éthique, mais qui ne remettent pas en
cause le principe même de « faire de l’argent », souvent le plus
possible, pour des profits privés.
Les « fossoyeurs » de la ruée vers « l’or
gris » ont de beaux jours devant eux, non seulement dans le secteur des
services aux personnes âgées, mais dans nombre de secteurs d’activités qui
constituaient il y a encore peu de temps une mission de solidarité au sein de
la société (personnes handicapées, soins, éducation, accès aux produits de
première nécessité, etc.). Avec peut-être d’autres scandales, mais sûrement
avec plus d’inégalités, et en définitive moins de libertés.
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