Les invalidés - Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap
de Bertrand QUENTIN (érès, 2008)
A lire le dernier ouvrage de Bertrand Quentin, philosophe, sous-titré Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, on ne peut que déplorer que ces réflexions n’irriguent pas les espaces et les professionnels dont les métiers seraient justement d’agir et de penser l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Car dans la philosophie, et cet ouvrage en est le témoignage, il y a une réflexion sur les fondements de notre rapport aux personnes en situation de handicap, de l’éthique à l’œuvre, et une réflexion pour sortir des mécanismes, des routines de l’application sans sens des préconisations, obligations et recommandations qui viennent « d’en haut », censées dire la vérité sur ce qu’il faut faire et penser pour ajuster les besoins et les moyens.
Bertrand Quentin interroge de manière approfondie, et sur un
plan philosophique, la nature même du handicap. Et cette tentative de « définition »
pourrait beaucoup apporter pour donner du sens au travail d’accompagnement, qui
laisse la notion de handicap dans le flou de définitions individuelles établies
souvent aléatoirement. Le handicap se définit-il, du point de vue des personnes
concernées, par le sentiment d’étrangeté ressenti par celui qui le vit, et par
celui qui le « voit » (fût-il invisible) ? Ou alors se
définit-il comme une mobilisation de tous les instants de celui qui est
concerné pour s’adapter aux choses les plus simples de la vie et aux
environnements qui ne sont pas conçus ni préparés pour lui ? Ou sur un
autre plan encore, le handicap ne définit-il pas des catégories de personnes
présentant des caractéristiques « communes », celles qui présentent
un écart significatif par rapport à une certaine normalité, même si ces
caractéristiques particulières peuvent avoir d’extrêmes différences (quelles
ressemblances entre un aveugle et un polyhandicapé, entre un tétraplégique et
un autiste ?) ? A noter d’ailleurs que ces différences peuvent donner
lieu à des identités marquées, comme c’est le cas des sourds par exemple.
Ou encore, si l’on se situe sur le plan social, le handicap
n’est-il pas une production de la société ? Que les groupes ou les
individus concernés vivent leur catégorisation sociale comme une assignation ou
une ontologisation de leurs caractéristiques ou comme une oppression
constitutive de groupe, ou encore comme l’effet d’un regard normatif et
stigmatisant propre à chaque société, le handicap ne serait-il que construction
sociale ? Toutes ces recherches de balisage de la réflexion dans la
définition du handicap sont bien éloignées de l’utilisation banale et
quotidienne de la notion : chacun en a une définition, qui définit son
action, sans en avoir pleinement conscience.
Ces questions engagent aussi des questionnements sur
l’identité même des personnes en situation de handicap, identités qu’elles
construisent relativement à leurs environnements, de manière positive ou
négative, mais également sur l’identité qui leur est attribuée par le monde
social. Cette question de l’identité, selon les réponses qui lui sont données,
interroge la question même de l’existence des personnes en situation de
handicap, leurs droits et leur place dans la société. C’est aussi l’occasion d’interroger
des notions dont les termes ont cours dans le secteur professionnel mais dont
on peut douter qu’ils soient interrogés sur un plan philosophique : les
notions de situations de handicap, d’autonomie et d’autodétermination, de
pouvoir d’agir et d’empowerment, etc. Dans l’ouvrage, le philosophe
interroge à ce sujet ces notions d’évidence, qui sont installées dans la
routine langagière, en indiquant des limites rarement pensées spontanément.
Ainsi l’empowerment apparait-il comme une évidence conceptuelle et
pragmatique pour une valorisation positive des personnes en situation de
handicap, sans voir en même temps que cette notion peut aussi bien engager à de
l’« empathie autocentrée » ou à du « harcèlement
thérapeutique ».
Et, interroge-t-il, « la grande vulnérabilité
est-elle encore du côté de l’humain ? » Dans les réponses qu’il
élabore, il fait un pas de côté, du côté de l’éthique et de la « vigilance
éthique » (notion qu’il emprunte à Sophie Pandelé), comme condition de
reconnaissance de la personne. Ce questionnement ouvre sur celui de la valeur
de la qualité de la vie comme critère de pensée et d’action pour
l’accompagnement, avec les risques induits par les choix effectués, comme le
jusqu’au boutisme de la médecine. « Ce retour à la « politique », à la
« rationalisation des moyens » employés, peut à propos des handicaps
sévères … amener la question du critère de la « qualité de vie » pour
juger des handicaps qui seraient acceptables par la société et de ceux qui ne
le seraient pas. » (p.94)
Un long chapitre sur les droits à la sexualité des personnes
en situations de handicap tente de situer, ou resituer, les problématiques sur
cette question complexe, entre l’héritage historique, l’affirmation de droits
et les conditions sociales de leur exercice. Et interroge-t-il : « Les personnes handicapées
peuvent être différentes de nous sur certains aspects, mais elles sont comme
nous sur l’essentiel. Dès lors, peut-on en venir à légiférer sur un
« droit à la sexualité » pour les personnes en situation de
handicap ? » (p.149)
La dernière partie interroge de manière pertinente les
orientations et les questionnements actuels de la place des personnes en
situations de handicap dans une société « validiste », et en
particulier en rapport avec la place de la science et de la technologie. Si
celles-ci sont susceptibles d’améliorer la vie quotidienne des personnes
handicapées (interventions médicales, soins, prothèses…), elles contribuent
aussi à l’illusion fantasmatique d’une médecine de réparation et
d’augmentation, qui auraient pour contrecoup l’exclusion de ceux qui ne
pourraient être ni réparés ni augmentés, comme dans certaines versions du
transhumanisme. « D’une manière générale, il nous faudrait nous défier, avec la
technoscience, d’un fantasme qui est celui de l’éradication définitive du
handicap, fantasme issu d’une médecine de réparation et d’augmentation. » (p.170) Car,
au-delà de l’accessibilité technique, Bertrand Quentin plaide pour
l’accessibilité relationnelle.
Il est à noter que le cas des Sourds illustre à plusieurs
reprises son propos. Et s’étonne-t-il, « Pourquoi cette solution [bilinguisme] ne
surnage-t-elle pas du tout ? Parce que deux des parties prenantes se
confondent l’une l’autre. Tout d’abord, un milieu technoscientifique qui vit
dans la croyance en l’éradication de la surdité par la science et qui veut
trouver un équilibre économique en vendant ses implants très onéreux. Une autre
partie prenante est constituée des associations de parents et elles peuvent
être figées dans un choix de l’oralisme fait pendant des décennies. Il leur est
difficile de se remettre en question car cela signifierait qu’elles ont pendant
des années fait un choix délétère et torturé les enfants sourds. » (p.170)
Et pour conclure : « Le handicap est un concept relatif, une situation qui s’accroit ou diminue selon le degré d’investissement d’une société à son égard. » (p.179)
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