L'institution du handicap
de Romuald BODIN (La dispute, 2008)
de Romuald BODIN (La dispute, 2008)
C’est ici un ouvrage, dense, parfois difficile à lire, mais qui pose des
questions fondamentales sur nos approches de la déficience, du handicap et des
situations de handicaps. La déficience a été à l’origine définie, déterminée et
qualifiée d’un point de vue médical. Le handicap est venu modifier et enrichir
l’approche en le définissant également dans les conséquences de la déficience
en termes d’incapacités et de désavantages sociaux, mais en gardant la
déficience au centre des problématiques. Enfin, l’approche
sociale-environnementale, que l’on trouve dans les modèles de l’OMS (la
classification internationale des fonctionnements, du handicap et de la santé)
ou le modèle québécois (classification internationale du modèle de
développement humain – processus de production du handicap) est venu parachever
l’approche en posant les situations de handicap comme étant dues à
l’interaction entre des facteurs personnels (parmi lesquels la déficience) et
des facteurs environnementaux.
Or, avance l’auteur, toutes ces approches ne se sont pas
abstraites de la notion médicale de déficience, alors qu’en général on estime
que les dernières approches, celles des situations de handicap, font rupture
avec la détermination déficitaire. Elles n’ont fait, selon l’auteur, que
rajouter des facteurs à ce qui reste un point d’ancrage de la détermination du
handicap, à savoir la déficience sous le sceau médical. « Lorsque, pour
lutter contre une approche biomédicale qui, en réduisant le handicap à la seule
déficience, apparait trop réductrice et essentialisante, on veut distinguer
déficience et handicap en précisant que seules certaines conditions
environnementales, voire une forme d’oppression collective, expliquent le
passage de la première (la déficience) au second (le handicap), ne se
contente-t-on pas d’ajouter une simple couche de social à un problème qui reste
de fait considéré comme d’abord médical ? » (p.21). Ainsi, dans
la détermination du statut de personne handicapée auprès de la MDPH, c’est
encore le dossier médical qui est déterminant.
L’auteur remet en questionnement ce présupposé de la
référence médicale de la déficience d’un point de vue de sociologue, et par
conséquent sa légitimité et sa légitimation médicale. Il avance, à rebours, le
caractère social de la déficience, celle-ci étant considérée comme le produit
du fonctionnement d’une institution (la famille, l’école, le travail, l’espace
public). « Le handicap est moins un problème médical, une déficience,
sous contraintes ou conditions sociales, qu’un phénomène proprement social qui
peut, comme par surcroit, impliquer des questions médicales, mais qui peut
aussi n’en impliquer aucune. » (p.22). Le phénomène de la déficience
mentale qu’il analyse par exemple (p.56-58) met bien en évidence que, en dehors
de quelques cas déterminés comme la trisomie 21, la déficience mentale est une
construction sociale correspondant à l’écart par rapport aux attentes de
l’institution, l’école, et qu’elle est définie a posteriori à partir des
capacités non réalisées dans le cadre des normes de l’institution et du fait
que cet écart remet en cause l’ordre même de l’institution. « Ainsi,
c’est moins l’enfance – au sens de période biologique – qui est liée à
l’ensemble des handicaps mentaux et à leur reconnaissance sociale que
l’expérience de l’institution scolaire. » (p.56). Ce sont bien ces
institutions qui en fonction de leurs caractéristiques, définies à un moment
donné, déterminent ce qui fait handicap, et vont faire en sorte d’identifier
des caractéristiques médicales ou médico-psychologiques qui vont valoir
déficience. Les différences significatives qui vont émerger dans l’une ou
l’autre de ces institutions et qui vont entrer en conflit avec leurs normes et
leurs attentes, vont ainsi être appréhendées comme handicap et/ou déficience,
alors qu’il s’agit pour l’auteur d’« anormalités d’institutions ». Et
d’ailleurs, observe-t-il, « dès lors que les institutions se modifient
se modifie aussi ce que l’on nomme handicap. » (p.90).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, R. Bodin expose
comment cette anormalité d’institution s’organise pour qualifier les personnes
handicapées et baliser les parcours à travers la demande de reconnaissance de
handicap, l’entrée dans une nouvelle catégorie sociale, mais aussi
l’apprentissage de leur infériorité et de leur impuissance par les personnes
handicapées. Car la reconnaissance du handicap n’est pas anodine, et elle a des
effets non seulement sur les personnes concernées, mais sur les institutions
dans lesquelles elle émerge : « Obtenir une reconnaissance de handicap pour son enfant
ou un élève, c’est tout à la fois déculpabiliser les parents, qui ne sont plus
coupables de l’échec de leur enfant, déresponsabiliser le ou les enseignants
et, le cas échéant, obtenir diverses compensations et avantages pour l’élève. » (p.155)
L’immense
intérêt d’une telle approche est de voir autrement et positivement les
personnes en situation de handicap : « Rompre avec les
modèles théoriques qui conduisent à lier irrémédiablement handicap et
déficience, c’est aussi rompre avec l’image de la personne handicapée
« altérée », « incapable », « réduite », c’est-à-dire
au final « inférieure » et « dépendante ». (p.91). Il
est aussi de cibler autrement l’action en connaissance de réalités masquées par
ces modèles théoriques : « L’administration des anormalités d’institution et leur
transmutation en « handicap » consistent en un travail symbolique
d’officialisation, de décontextualisation et d’universalisation d’une différence
qui n’est en réalité, le plus souvent, visible et problématique que dans
certains contextes institutionnels bien délimités seulement. En les coupant de
leur contexte d’émergence institutionnel, il conduit à étendre des
problématiques localisées et leur stigmatisation à l’ensemble des sphères de la
vie sociale. Elle transforme une tension institutionnellement circonscrite en
disqualification publique. » (p.146)
Extraits de la présentation de l’ouvrage : « Qu'est-ce
que le handicap ? Ce livre montre qu'il ne s'agit pas d'une réalité médicale,
mais d'un phénomène social, qui peut faire référence à des singularités
biologiques, mais dépend avant tout de la logique sociale de nos institutions.
A partir de l'analyse de statistiques concernant la santé et le handicap, ainsi
que de nombreux entretiens biographiques, l'auteur met en évidence que ce qui
fait qu'une personne est considérée ou non comme handicapée renvoie au
fonctionnement des grandes institutions sociales - famille, école, travail,
espace public... Il explique aussi comment le statut administratif de personne
handicapée tend à imposer une modification des parcours, des comportements et
des identités. Cette nouvelle conception du handicap, qui met en relief sa
construction étatique et législative, permet d'aborder différemment aussi bien
l'expérience des personnes dites handicapées que les politiques de santé
publique et d'action sociale. »
Voir aussi une excellente présentation de l’ouvrage par
Antoine Girard, sur LinkedIn le 31 mai 2019.
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