Le trompe-l'oeil de l'expertise en déficience
Faut-il connaitre la déficience dont est affectée une
personne pour établir avec elle une relation personnelle ou
professionnelle ? Faut-il avoir une connaissance experte, technique, médicale
ou scientifique, de ce qu’est la déficience auditive pour communiquer avec une
personne qui a une déficience auditive, ou vivre avec elle ? Faut-il avoir
une connaissance scientifique de la trisomie 21 pour élever et éduquer un
enfant qui naît avec cette anomalie chromosomique ?
Pragmatiquement, on serait tenté de répondre par la
négative, et l’expérience des personnes qui sont dans la situation de vivre
avec quelqu’un qui a une déficience pourrait attester que ce n’est pas le cas,
et que ce n’est pas la connaissance de la déficience qui permet de vivre de
manière satisfaisante avec elle. Bien évidemment, il est nécessaire d’avoir
quelques connaissances, moins d’ailleurs sur la déficience elle-même, que sur
l’aménagement relationnel : ne pas exiger l’impossible dans le rythme de
développement d’un enfant qui a une trisomie 21, être attentif aux modalités
matérielles de communication avec un enfant qui a une déficience auditive, etc.
Dès lors que l’on passe dans la sphère professionnelle, les
choses semblent changer, et l’exigence et l’évidence d’une connaissance experte
semblent surgir. Tout professionnel (à la crèche, l’école, au centre de
loisirs, et au travail sous d’autres formes) aura tendance à demander une
formation pour accueillir (inclure) une personne avec une déficience, comme si
la relation professionnelle avec des personnes ayant une déficience était
insurmontable ou impossible sans avoir une formation à la déficience concernée.
Et les services spécialisés experts de telle ou telle déficience s’empressent
de répondre la plupart du temps par des formations sur les schémas explicatifs
des déficiences : causes, origines, caractéristiques diverses, symptômes,
traitements et indications…
Ce faisant, est renforcé le poids de la déficience et de sa
connaissance dans les rapports professionnels avec les personnes qui ont une
déficience. Est renforcée également l’approche qui met sur le compte de la
déficience les causes des difficultés de rapports entre les personnes qui ont
des déficiences et leurs environnements physiques et sociaux, en ignorant ces
derniers facteurs de difficultés. Le renforcement est étayé par la
généralisation des connaissances médicales et par les innovations
bio-technologiques, concernant les déficiences elles-mêmes ou les capacités/incapacités
qui leur sont liées. Il est même inséré dans une tendance sociétale d’une
médicalisation générale de la vie (la notion de santé concerne le bien-être),
où en outre les difficultés sont qualifiées de et traitées comme des
pathologies. Dans ce contexte, la connaissance de la déficience sur un plan
technique donne l’illusion de maitriser les problématiques vécues par les
personnes concernées et renforce une approche défectologique qui continue à
placer ces personnes du côté du manque, de la réparation ou de la guérison.
Il y a aujourd’hui un paradoxe certain dans la coexistence
de la primauté de cette posture et les changements dans les approches
conceptuelles du handicap, qui ont défini celui-ci comme étant l’interaction
entre des facteurs personnels (parmi lesquels la déficience) et des facteurs
environnementaux, expliquant les situations de participation sociale ou à
l’inverse les situations de handicap. Sous le discours universel de l’inclusion
et des droits des personnes en situation de handicap, se trouve un inconscient
ou un subconscient défectologique.
Le cas de la déficience auditive et de la surdité est
exemplaire à ce niveau. Le progrès des connaissances médicales et les
innovations technologiques concernant la déficience justifient la mise au
rencart de la langue des signes et de l’éducation bilingue. Les experts du
savoir expert et technique vont indiquer et prescrire un type de vie ou
d’habitudes de vie, en en écartant d’autres : une vie oralisante et
conforme à la norme de ceux qui entendent. Cette approche constitue un
véritable trompe-l’œil pour l’inclusion des personnes dans la société.
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