Noémie, ou le maintien d'une compensation inutile
Noémie est une jeune fille sourde de 13 ans ; elle
vient de rentrer en classe de 4ième, elle a donc l’âge considéré
comme normal pour ce niveau scolaire. Ses parents, entendants, son frère et sa
sœur communiquent avec elle par la langue des signes, plus ou moins maitrisée
par les uns ou par les autres. Son niveau scolaire est considéré comme bon par
les enseignants du collège, sa compréhension en lecture est tout à fait
satisfaisante, sa production écrite est un peu en deçà de la maîtrise attendue,
et elle a une très bonne réussite en mathématiques (dans les meilleurs
résultats de sa classe). Elle dispose d’un accompagnement dense dans sa
scolarisation de la part d’un service spécialisé : avec trois autres
élèves sourds dans la même classe, elle est accompagnée sur pratiquement tous
les cours essentiellement par des enseignants spécialisés en co-enseignement
(ces enseignants spécialisés ne sont pas de l’éducation nationale mais du
médico-social et titulaires du certificat d’aptitude au professorat de
l’enseignements aux jeunes sourds, le CAPEJS), ou par des interfaces en langue
des signes française. Elle bénéficie en outre, comme ses trois camarades, de
deux heures de soutien hebdomadaires, en français et en mathématiques.
Au bout de quelques mois de la 4ième, Noémie,
forte de ses bons résultats en mathématiques, fait part de son souhait de ne plus
avoir de soutien dans cette discipline, et de pouvoir comme les autres élèves,
aller en permanence (cela lui permettrait, dit-elle, d’avancer son travail et
d’être plus libre à la maison). A la lecture de la situation de cette jeune
fille, il peut sembler logique d’accéder à sa demande. Mais, pourrait-on
objecter, peut-être est-ce le soutien spécialisé dispensé qui lui permet
d’avoir de tels bons résultats ? Rien n’est moins sûr. D’autant que
l’objet de ce soutien est soit de redonner des explications de ce qui n’a pas
été compris dans le cours (ce qui n’est pas le cas puisque Noémie comprend bien
les notions de cours), soit d’anticiper les explications de notions qui peuvent
paraitre difficiles (ce qui la dispenserait d’une tâche cognitive qu’elle sait
effectuer pendant les cours), soit de renforcer des applications par des
exercices (ce dont elle n’a pas manifestement besoin non plus).
Alors, pourquoi l’équipe pédagogique spécialisée a-t-elle
refusé catégoriquement d’accéder à la demande de Noémie ? Visiblement, la
« rationalité » de l’explication qui précède n’était pas la
« rationalité » de l’équipe. Et s’il y avait une autre
rationalité ?
Cette autre rationalité est peut-être à chercher du côté des
représentations de la surdité/handicap et dans les mentalités de la pédagogie
spécialisée destinée aux jeunes sourds. Les sourds, comme d’autres populations
qui avaient des différences, des anomalies, des déficiences, ont toujours été
considérées dans l’histoire de leur éducation comme des personnes à qui il
manquait quelque chose, un sens ou le langage. Même l’Abbé de l’Epée,
initiateur de l’éducation collective des sourds avec le langage gestuel avait
cette posture. L’éducation consistait donc à compenser et combler ce manque, et
son paroxysme fut atteint dans la période où l’éducation à la langue orale
(l’oralisme) fut privilégiée, voire unique, et où fut interdite la langue des
signes.
Aujourd’hui, même si les conditions ont changé, on trouve
sans doute une rationalité inconsciente dans l’héritage de la pédagogie
spécialisée auprès des jeunes sourds. Cette mentalité consisterait à postuler
qu’une personne sourde n’est pas en mesure, n’est pas capable de faire autant
que les autres, même lorsque les conditions d’accessibilité (la langue des
signes) lui sont fournies. Il y aurait comme un a priori que Noémie, parce
qu’elle est sourde/handicapée ne peut comprendre les notions et les démarches
mathématiques au même titre que les autres élèves, alors même que la langue des
signes lui permet d’accéder aux cours, qu’il faut lui fournir quelque chose de
plus (ici du soutien, là de travailler plus, ou encore plus de temps) pour
qu’elle puisse faire comme les autres.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire