Le monde d'après est-il condamné à être le monde d'avant ? "On voit réapparaitre de vieux réflexes de la direction gestionnaire"
La pandémie du COVID-19 a semblé réveiller de nombreux
citoyens et responsables. Ceux-ci surtout se sont empressés d’évoquer un monde
d’après qui ne devrait pas permettre que ce qui était arrivé n’arrivât pas de
nouveau, comme pour se dédouaner du monde d’avant, de qu’ils avaient mis en
place, organisé et cautionné. Comme si une simple et dramatique pandémie due à
un virus allait du jour au lendemain tout changer. A l’écoute du discours
présidentiel d’une promesse d’un monde d’après qui serait radicalement différent
de celui d’avant, les promesses des « jours heureux » en référence au
Conseil national de la résistance, de l’engagement à « se
réinventer », j’avoue avoir eu du mal à adhérer sans état d’âme aux dites
promesses. Je restais quelque peu sceptique, tant le langage utilisé
précédemment, et avec la même conviction rhétorique, par les mêmes acteurs
(président de la République, ministres, majorité, médias complaisants) qui se
proposaient de diriger le monde d’après, tant ce langage était, depuis longtemps
déjà, double et fourbe, présentant et déclarant le côté positif des choses en
mettant en place exactement le contraire.
Tout ce langage auquel je m’étais habitué était en
définitive orwellien (1984) : « La guerre c'est la paix, la
liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force. ». Ce langage
orwellien inversé se trouve excellemment illustré par son utilisation
systématique depuis quelques décennies en France, et encore plus abondamment
depuis quelques années, comme en témoignent de nombreux exemples. Dans le
système de santé, l’amélioration de l’offre de soins, c’est moins de lits,
moins de postes, moins de matériels, moins de soins. Le maintien de l’ordre et
la légitimité de l’autorité de l’Etat, ce sont des violences policières (niées)
et des abus du pouvoir contre les « gilets jaunes », les manifestants
pour le climat, des lycéens, des soignants, ceux qui s’opposaient à la réforme
des retraites et d’autres citoyens anonymes. L’école de la confiance et de
l’égalité, ce sont des suppressions de postes et le mépris des enseignants. La
société ou l’école inclusive, ce sont des conditions de fonctionnement qui ne
permettent pas à l’école ou à la société d’être inclusives. La politique
climatique, c’est le renforcement des conditions d’un plus grand dérèglement
climatique. La transparence revendiquée est truffée de mensonges ou d’omissions
qui fonctionnent comme politique d’Etat. Sans oublier que les plans de
licenciement sont devenus des plans de sauvegarde de l’emploi, que la
démocratie est devenue une verticalité autoritaire sans débats, que la
pluralité de la presse est devenue la propriété de grandes fortunes, que la
lutte pour des acquis sociaux est devenue terrorisme, etc.
Mais revenons à ce qui a été fait avant, et en particulier
dans le système de santé et l’hôpital, illustrant l’écart entre le langage de
l’amélioration et les conséquences sur l’organisation dans l’hôpital. Les
différentes réformes ont fait de l’hôpital une entreprise. Cela a commencé avec
la mise en place des méthodes de management et de gestion, calquées sur les
critères des entreprises, censées être plus performantes en termes de
rentabilité. L’hôpital est passé d’une politique de soins à une politique de
gestion des soins pour en arriver à une politique de profit sur les soins,
comme cela se voit encore plus à travers la gestion lucrative de certains
EHPAD. La tarification à l’acte au début des années 2000 et la réforme de 2009
dite HPST (Hôpital, Patients, Santé, Territoires) en sont les balises visibles.
Cette dernière loi indique vouloir « définir une nouvelle organisation
sanitaire et médico-sociale qui vise à mettre en place une offre de soins
graduée de qualité, accessible à tous et satisfaisant à l’ensemble des besoins
de santé ». Qui pourrait s’opposer au déclaratif d’une telle loi ? Et
c’est pourtant au nom de cette loi et d’un certain nombre de textes allant dans
le même sens que l’hôpital a mis ses priorités sur la gestion des ressources en
termes d’économies à faire, sur les activités les plus rentables, sur un
« tournant ambulatoire » forcé. L’objectif a été atteint : des
économies réalisées pour diminuer le déficit des centres hospitaliers, et des
dizaines de milliers de postes supprimés. Mais c’est aussi une augmentation du
rythme et du stress au travail, une perte de qualité des soins dans leur aspect
humain (là encore l’organisation contrainte du travail dans les EHPAD est
exemplaire), un manque de suivi dans l’ambulatoire, l’augmentation des
inégalités d’accès aux soins et même l’absence de soins pour certaines populations,
la crise des services d’urgences. Au total, il est difficile d’avancer que le
système de soins et de santé s’est amélioré ! Le seul aspect dont on peut
dire qu’il s’est indéniablement amélioré est l’aspect budgétaire. Et la
faillite fut mise en évidence lors de la pandémie : n’était-ce
l’engagement des soignants et des autres personnels de l’hôpital, le système
lui-même était incapable de faire face : pas assez de soignants, manque de
lits de réanimation (puisqu’un lit de réanimation hors période de crise, c’est
du gaspillage dans une conception économique en flux des services publics,
comme s’il fallait supprimer des pompiers sous prétexte qu’il n’y a pas des
incendies en permanence !).
Si les réformes se sont traduites par des diminutions
draconniennes de ressources et de moyens, censées être compensées par une
augmentation de la qualité et de la performance basée sur des évaluations
continues, elles se sont exprimées également par d’autres transformations.
Moins de postes et moins de lits, mais en même temps plus de gestionnaires, de
qualiticiens, de responsables performance… Ces évolutions sont
vraisemblablement marginales sur le plan quantitatif, mais essentielles sur le
plan symbolique. Il y a une mutation des emplois de terrain, de proximité, de
services directs (dont beaucoup sont les moins bien payés), vers des emplois de
que l’on appelle des fonctions supports de plus en plus pléthoriques. Certes le
recours au numérique a permis de faire l’économie physique d’un certain nombre
de tâches, mais il en a aussi alourdies (les dossiers, les suivis, les
transmissions, les évaluations…). Par ailleurs, on peut constater, dans
l’ensemble des organisations et des institutions des architectures de staffs
(pas tout à fait les premiers de cordée, mais presque) de directeur·trices et
responsables de : la qualité, la gestion des risques, la communication
interne et externe, le développement, les projets, les évaluations, sans
compter la place qu’ont prises au fil du temps la gestion des ressources humaines
dans les organigrammes. Moins de soignants, moins de médicaments, mais
davantage de cabinets, de commissions, d’agences, de conseils, de consultants,
de commissions, toutes chargées d’optimiser l’organisation et de rationaliser
les fonctionnements. Nouvelle technocratie (qualifiée autrefois de
bureaucratie) qui pense et diffuse ses exigences auprès de tous les
professionnels, essentiellement pour son propre compte : reportings,
évaluations, transmissions, dossiers, projets, etc. On a même vu, à la veille
de la pandémie, un responsable politique, défendre l’idée des « beds
managers », des gestionnaires de lits, pour gérer les flux tendus
d’occupation de lits : tout un symbole de la priorité de la gestion sur
les priorités du soin. Des « cure managers », chargés tant
bien que mal de la répartition de la pénurie des soignants, il y en avait
déjà : en français, les ressources humaines. Avec les gestionnaires de
lits, on n’arrête pas le progrès !
Dans le secteur médico-social et social (personnes âgées,
personnes en situation de handicap, enfance, aide sociale), les mêmes
évolutions sont en cours avec une priorité gestionnaire, et les mêmes effets
s’observent déjà dans maints secteurs. La situation des EHPAD a été largement
évoquée lors de divers mouvements sociaux, sans que rien ou presque ne change,
mais au contraire ce sont les mêmes orientations qui semblent approfondies.
Dans le secteur du handicap, une expérimentation en cours, SERAFIN-PH (Services
et établissements : pour une adéquation des financements des financements
aux parcours des personnes handicapées) se propose actuellement d’être
« équitable, lisible et doit faciliter des parcours fluides,
personnalisés, par des accompagnements modulaires et inclusifs ».
Aurait-on des raisons de se méfier des effets de langage (les motivations de
cette réforme tiennent le langage déjà utilisé pour la réforme de l’hôpital) et
des effets de réalité, avec l’acheminement à la tarification à l’activité et
les diminutions de ressources qui se mettent déjà en place par les CPOM (contrats
pluriannuels d’objectifs et de moyens) et les appels d’offre ? Le
ministère s’est bien vu contraint « d’assouplir les dispositions
réglementaires, notamment budgétaires et comptables pour faire face à
l’épidémie » dans une instruction du 8 avril, mais uniquement pour en
retarder les échéances, sans rien changer d’autre.
Le monde d’avant a traversé bien des vicissitudes et en est
arrivé à des impasses, dans le secteur de la santé comme dans d’autres. Une
crise nous interroge sur ce monde d’avant et les perspectives du monde d’après.
Et effectivement, mes craintes étaient fondées, puisque quelques jours après
ses promesses de changement, le président de la République affirmait que tout
ce qui avait été fait avant la crise n’était pas à remettre en question, mais
était la base d’un approfondissement dans le monde d’après (le « en même
temps » sans doute). En dehors des choix politiques délibérés de
communiquer sur des changements pour légitimer l’immobilisme, ou plutôt
l’approfondissement et le « encore plus » de ce qui a été fait avant,
le président de la République aurait-il raison ? Sommes-nous condamnés,
dans les structures politique, économique, administrative, idéologique, sociale
dans lesquelles nous vivons, à reproduire le monde d’avant.
Comment peut-on penser que les acteurs de cette politique
libérale ou néolibérale, qui ont été éduqués dans cette idéologie lors de leurs
formations ou y ont adhéré sans état d’âme, de l’ENA aux écoles supérieures de
cadres du public ou aux écoles de commerce, qui se sont engagés dans leurs
diverses responsabilités à faire des économies, à mettre en place un management
d’entreprise, à mettre la gestion comme système de pilotage de tous les
systèmes dans lesquels la relation (du cure, du care ou de
service) était le cœur de la mission, ceux qui souvent méprisaient les
« pas comme eux » qui « ne sont rien », ceux qui sont imbus
de leurs savoirs, compétences, expertises et supériorité non contestables,
comment peut-on penser que ces acteurs feront, du jour au lendemain, autre
chose que ce qu’ils savent parfaitement faire ? Ici ce n’est pas la
technique au service de quelque chose qui compte, ce sont l’idéologie et le
subconscient de valeurs qui comptent. Ces acteurs détiennent les postes à
responsabilités, dans le public comme dans le privé, des plus hautes sphères de
l’Etat aux fonctionnements de nombreux services. Il y a de fortes chances
qu’ils continuent à exercer leurs responsabilités, à réaliser leurs objectifs
sur les mêmes valeurs qui ont présidé à leurs engagements par le passé, à avoir
les mêmes principes de gestion. Et ce ne sont pas les déclarations sur
« on a appris de l’expérience » qui vont les empêcher de compter sur
leur propre expérience d’experts patentés.
La qualité, la communication, les risques, le développement,
le cadre de travail, les projets et les missions sont aujourd’hui les domaines
exclusifs des experts de chacun de ces domaines respectifs, ou au plus haut
niveau de l’Etat, les commissions, les agences, les conseils sont aussi investis
et réservés à des experts gestionnaires et technocratiques peu habitués à
écouter d’autres expertises que les leurs. La gestion du déconfinement a donné
des exemples aussi ridicules que dramatiques de décisions démocratiques prises
ou proposées par des experts des protocoles « hors sol »,
complètement détachés des réalités de terrain et impossibles à réaliser. Certains
seraient même prêts à s’autoriser à tuer des gens (on la vu dans le tri des
malades), du moment que les protocoles soient respectés. Comment passer
d’expertises sûres d’elles-mêmes et autocentrées à la
« transdisciplinarité » des expertises, où les premières ne valent
pas davantage que celles de praticiens de terrain, de ceux qui savent par leur
expérience de travail comment les choses peuvent se passer, sans être soumis à
des impératifs idéologiques ? Comment cet énarque qui s’est préparé lors
de sa formation par des épreuves de politiques publiques consistant en
« une épreuve de réunion » dont le sujet était « la suppression
d’un hôpital », dans laquelle il devait « convaincre ses
interlocuteurs de le faire à nos conditions » (témoignage Marianne n° 1207
du 1ier mai 2020)) peut-il se mettre à défendre des positions
différentes, voire contraires ?
Mais, peut-on rétorquer, l’état d’esprit de ces responsables
à tous les niveaux peut changer avec l’expérience de la crise. Ces responsables
qui critiquent tant l’immobilisme des salariés, leur résistance aux
changements, leurs enracinements contraires à l’agilité attendue, leurs
difficultés à faire face à des adaptations nécessaires et inéluctables,
devraient bien évidemment être aptes aux changements, et pouvoir prendre des
initiatives et approfondir des démarches contraires à celles qu’ils avaient
auparavant. Mais il apparait plutôt qu’ils considèrent les obstacles auxquels
ils font face comme des confirmations de leur « juste » pensée et de
leur idéologie passée. Telle solution proposée comme LA solution pour résoudre
tel problème ne fonctionne-t-elle pas, ou même est-elle contre-productive ?
C’est qu’ils ne sont pas allés assez loin dans la solution proposée !
Ainsi réduit-on le nombre de lits dans l’hôpital pour le rendre plus
performant, plus efficient et plus au service des patients, avec un résultat
dénoncé par nombre de soignants au fur et à mesure qu’ils voyaient la qualité
se dégrader, et sa faillite lors de la pandémie du COVID-19. Ces résultats
n’interrogent pas réellement les responsables qui ont mis les politiques en
place. Au contraire, ils semblent estimer qu’ils ne sont pas encore allés assez
loin : en plein pandémie, un directeur d’ARS confirmait la légitimité de
supprimer des centaines de postes et de lits dans un CHU ; à Nantes, le
projet de reconstruction de l’hôpital, programmé sur des centaines de lits et
de postes en moins n’est pas remis en cause ; un sénateur concède qu’il
faut revaloriser les personnels soignants, sous conditions toutefois que cela
puisse et doive se faire grâce à une réorganisation de l’hôpital (au regard des
réorganisations passées, on a une idée de ce que cela veut dire). On trouve
trop fréquemment dans le discours sur le monde d’après qu’il faudra confirmer
que les stratégies d’avant sont les bonnes, les politique d’avant sont les
bonnes, et qu’il faut même les approfondir et aller plus loin. La diminution
des services publics, au-delà de l’hôpital public, sur les territoires est-elle
catastrophique et laisse-t-elle de côté de larges franges de la population et
accentue-t-elle la perte de cohésion du pays ? On nous promet de la
poursuivre et de devoir aller plus loin. La pauvreté et les inégalités sociales
se sont-elles accrues avec les politiques récentes ? On nous promet qu’en
poursuivant celles-ci et en les approfondissant, on fera diminuer la pauvreté
(pour les inégalités, il semblerait que les « gagnants » semblent
bien s’en accommoder.
Dernière minute, sur France Inter ce matin (6mai), le
Collectif Inter Hôpitaux alerte : « On voit apparaitre de vieux
réflexes de la direction gestionnaire. On a à nouveau des tableaux excel, on
nous calcule notre activité sur mars/avril, on nous pointe quand on est
négatif, on commence à compter les lits vides, on devient à nouveau
obsessionnels des plannings. Les gestionnaires ont repris leurs vieux réflexes
… Parce qu’ils ne savent pas faire autrement ». Les promesses de
changement pour le monde d’après sont l’œuvre de (mauvais) prestidigitateurs et
illusionnistes.
Pour que le monde d’après ne soit pas condamné à être le
monde d’avant, ou même un monde d’avant encore pire, c’est d’une révolution
copernicienne de nos mentalités dont nous avons besoin. Changer de mentalités,
et de bien autre chose.
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