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Président du Réseau Français sur le Processus de Production du Handicap (RFPPH) Formateur accrédité sur le modèle de développement humain-processus de production du handicap (MDH-PPH), et dans les domaine des droits et des politiques inclusives / administrateur organismes de formation et secteur médico-social / ancien cadre dans le secteur médico-social et formateur

mercredi 6 mai 2020

Le monde d'après est-il condamné à être le monde d'avant ?

Le monde d'après est-il condamné à être le monde d'avant ? "On voit réapparaitre de vieux réflexes de la direction gestionnaire"


La pandémie du COVID-19 a semblé réveiller de nombreux citoyens et responsables. Ceux-ci surtout se sont empressés d’évoquer un monde d’après qui ne devrait pas permettre que ce qui était arrivé n’arrivât pas de nouveau, comme pour se dédouaner du monde d’avant, de qu’ils avaient mis en place, organisé et cautionné. Comme si une simple et dramatique pandémie due à un virus allait du jour au lendemain tout changer. A l’écoute du discours présidentiel d’une promesse d’un monde d’après qui serait radicalement différent de celui d’avant, les promesses des « jours heureux » en référence au Conseil national de la résistance, de l’engagement à « se réinventer », j’avoue avoir eu du mal à adhérer sans état d’âme aux dites promesses. Je restais quelque peu sceptique, tant le langage utilisé précédemment, et avec la même conviction rhétorique, par les mêmes acteurs (président de la République, ministres, majorité, médias complaisants) qui se proposaient de diriger le monde d’après, tant ce langage était, depuis longtemps déjà, double et fourbe, présentant et déclarant le côté positif des choses en mettant en place exactement le contraire.

Tout ce langage auquel je m’étais habitué était en définitive orwellien (1984) : « La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force. ». Ce langage orwellien inversé se trouve excellemment illustré par son utilisation systématique depuis quelques décennies en France, et encore plus abondamment depuis quelques années, comme en témoignent de nombreux exemples. Dans le système de santé, l’amélioration de l’offre de soins, c’est moins de lits, moins de postes, moins de matériels, moins de soins. Le maintien de l’ordre et la légitimité de l’autorité de l’Etat, ce sont des violences policières (niées) et des abus du pouvoir contre les « gilets jaunes », les manifestants pour le climat, des lycéens, des soignants, ceux qui s’opposaient à la réforme des retraites et d’autres citoyens anonymes. L’école de la confiance et de l’égalité, ce sont des suppressions de postes et le mépris des enseignants. La société ou l’école inclusive, ce sont des conditions de fonctionnement qui ne permettent pas à l’école ou à la société d’être inclusives. La politique climatique, c’est le renforcement des conditions d’un plus grand dérèglement climatique. La transparence revendiquée est truffée de mensonges ou d’omissions qui fonctionnent comme politique d’Etat. Sans oublier que les plans de licenciement sont devenus des plans de sauvegarde de l’emploi, que la démocratie est devenue une verticalité autoritaire sans débats, que la pluralité de la presse est devenue la propriété de grandes fortunes, que la lutte pour des acquis sociaux est devenue terrorisme, etc.

Mais revenons à ce qui a été fait avant, et en particulier dans le système de santé et l’hôpital, illustrant l’écart entre le langage de l’amélioration et les conséquences sur l’organisation dans l’hôpital. Les différentes réformes ont fait de l’hôpital une entreprise. Cela a commencé avec la mise en place des méthodes de management et de gestion, calquées sur les critères des entreprises, censées être plus performantes en termes de rentabilité. L’hôpital est passé d’une politique de soins à une politique de gestion des soins pour en arriver à une politique de profit sur les soins, comme cela se voit encore plus à travers la gestion lucrative de certains EHPAD. La tarification à l’acte au début des années 2000 et la réforme de 2009 dite HPST (Hôpital, Patients, Santé, Territoires) en sont les balises visibles. Cette dernière loi indique vouloir « définir une nouvelle organisation sanitaire et médico-sociale qui vise à mettre en place une offre de soins graduée de qualité, accessible à tous et satisfaisant à l’ensemble des besoins de santé ». Qui pourrait s’opposer au déclaratif d’une telle loi ? Et c’est pourtant au nom de cette loi et d’un certain nombre de textes allant dans le même sens que l’hôpital a mis ses priorités sur la gestion des ressources en termes d’économies à faire, sur les activités les plus rentables, sur un « tournant ambulatoire » forcé. L’objectif a été atteint : des économies réalisées pour diminuer le déficit des centres hospitaliers, et des dizaines de milliers de postes supprimés. Mais c’est aussi une augmentation du rythme et du stress au travail, une perte de qualité des soins dans leur aspect humain (là encore l’organisation contrainte du travail dans les EHPAD est exemplaire), un manque de suivi dans l’ambulatoire, l’augmentation des inégalités d’accès aux soins et même l’absence de soins pour certaines populations, la crise des services d’urgences. Au total, il est difficile d’avancer que le système de soins et de santé s’est amélioré ! Le seul aspect dont on peut dire qu’il s’est indéniablement amélioré est l’aspect budgétaire. Et la faillite fut mise en évidence lors de la pandémie : n’était-ce l’engagement des soignants et des autres personnels de l’hôpital, le système lui-même était incapable de faire face : pas assez de soignants, manque de lits de réanimation (puisqu’un lit de réanimation hors période de crise, c’est du gaspillage dans une conception économique en flux des services publics, comme s’il fallait supprimer des pompiers sous prétexte qu’il n’y a pas des incendies en permanence !).

Si les réformes se sont traduites par des diminutions draconniennes de ressources et de moyens, censées être compensées par une augmentation de la qualité et de la performance basée sur des évaluations continues, elles se sont exprimées également par d’autres transformations. Moins de postes et moins de lits, mais en même temps plus de gestionnaires, de qualiticiens, de responsables performance… Ces évolutions sont vraisemblablement marginales sur le plan quantitatif, mais essentielles sur le plan symbolique. Il y a une mutation des emplois de terrain, de proximité, de services directs (dont beaucoup sont les moins bien payés), vers des emplois de que l’on appelle des fonctions supports de plus en plus pléthoriques. Certes le recours au numérique a permis de faire l’économie physique d’un certain nombre de tâches, mais il en a aussi alourdies (les dossiers, les suivis, les transmissions, les évaluations…). Par ailleurs, on peut constater, dans l’ensemble des organisations et des institutions des architectures de staffs (pas tout à fait les premiers de cordée, mais presque) de directeur·trices et responsables de : la qualité, la gestion des risques, la communication interne et externe, le développement, les projets, les évaluations, sans compter la place qu’ont prises au fil du temps la gestion des ressources humaines dans les organigrammes. Moins de soignants, moins de médicaments, mais davantage de cabinets, de commissions, d’agences, de conseils, de consultants, de commissions, toutes chargées d’optimiser l’organisation et de rationaliser les fonctionnements. Nouvelle technocratie (qualifiée autrefois de bureaucratie) qui pense et diffuse ses exigences auprès de tous les professionnels, essentiellement pour son propre compte : reportings, évaluations, transmissions, dossiers, projets, etc. On a même vu, à la veille de la pandémie, un responsable politique, défendre l’idée des « beds managers », des gestionnaires de lits, pour gérer les flux tendus d’occupation de lits : tout un symbole de la priorité de la gestion sur les priorités du soin. Des « cure managers », chargés tant bien que mal de la répartition de la pénurie des soignants, il y en avait déjà : en français, les ressources humaines. Avec les gestionnaires de lits, on n’arrête pas le progrès !

Dans le secteur médico-social et social (personnes âgées, personnes en situation de handicap, enfance, aide sociale), les mêmes évolutions sont en cours avec une priorité gestionnaire, et les mêmes effets s’observent déjà dans maints secteurs. La situation des EHPAD a été largement évoquée lors de divers mouvements sociaux, sans que rien ou presque ne change, mais au contraire ce sont les mêmes orientations qui semblent approfondies. Dans le secteur du handicap, une expérimentation en cours, SERAFIN-PH (Services et établissements : pour une adéquation des financements des financements aux parcours des personnes handicapées) se propose actuellement d’être « équitable, lisible et doit faciliter des parcours fluides, personnalisés, par des accompagnements modulaires et inclusifs ». Aurait-on des raisons de se méfier des effets de langage (les motivations de cette réforme tiennent le langage déjà utilisé pour la réforme de l’hôpital) et des effets de réalité, avec l’acheminement à la tarification à l’activité et les diminutions de ressources qui se mettent déjà en place par les CPOM (contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens) et les appels d’offre ? Le ministère s’est bien vu contraint « d’assouplir les dispositions réglementaires, notamment budgétaires et comptables pour faire face à l’épidémie » dans une instruction du 8 avril, mais uniquement pour en retarder les échéances, sans rien changer d’autre.

Le monde d’avant a traversé bien des vicissitudes et en est arrivé à des impasses, dans le secteur de la santé comme dans d’autres. Une crise nous interroge sur ce monde d’avant et les perspectives du monde d’après. Et effectivement, mes craintes étaient fondées, puisque quelques jours après ses promesses de changement, le président de la République affirmait que tout ce qui avait été fait avant la crise n’était pas à remettre en question, mais était la base d’un approfondissement dans le monde d’après (le « en même temps » sans doute). En dehors des choix politiques délibérés de communiquer sur des changements pour légitimer l’immobilisme, ou plutôt l’approfondissement et le « encore plus » de ce qui a été fait avant, le président de la République aurait-il raison ? Sommes-nous condamnés, dans les structures politique, économique, administrative, idéologique, sociale dans lesquelles nous vivons, à reproduire le monde d’avant.

Comment peut-on penser que les acteurs de cette politique libérale ou néolibérale, qui ont été éduqués dans cette idéologie lors de leurs formations ou y ont adhéré sans état d’âme, de l’ENA aux écoles supérieures de cadres du public ou aux écoles de commerce, qui se sont engagés dans leurs diverses responsabilités à faire des économies, à mettre en place un management d’entreprise, à mettre la gestion comme système de pilotage de tous les systèmes dans lesquels la relation (du cure, du care ou de service) était le cœur de la mission, ceux qui souvent méprisaient les « pas comme eux » qui « ne sont rien », ceux qui sont imbus de leurs savoirs, compétences, expertises et supériorité non contestables, comment peut-on penser que ces acteurs feront, du jour au lendemain, autre chose que ce qu’ils savent parfaitement faire ? Ici ce n’est pas la technique au service de quelque chose qui compte, ce sont l’idéologie et le subconscient de valeurs qui comptent. Ces acteurs détiennent les postes à responsabilités, dans le public comme dans le privé, des plus hautes sphères de l’Etat aux fonctionnements de nombreux services. Il y a de fortes chances qu’ils continuent à exercer leurs responsabilités, à réaliser leurs objectifs sur les mêmes valeurs qui ont présidé à leurs engagements par le passé, à avoir les mêmes principes de gestion. Et ce ne sont pas les déclarations sur « on a appris de l’expérience » qui vont les empêcher de compter sur leur propre expérience d’experts patentés.

La qualité, la communication, les risques, le développement, le cadre de travail, les projets et les missions sont aujourd’hui les domaines exclusifs des experts de chacun de ces domaines respectifs, ou au plus haut niveau de l’Etat, les commissions, les agences, les conseils sont aussi investis et réservés à des experts gestionnaires et technocratiques peu habitués à écouter d’autres expertises que les leurs. La gestion du déconfinement a donné des exemples aussi ridicules que dramatiques de décisions démocratiques prises ou proposées par des experts des protocoles « hors sol », complètement détachés des réalités de terrain et impossibles à réaliser. Certains seraient même prêts à s’autoriser à tuer des gens (on la vu dans le tri des malades), du moment que les protocoles soient respectés. Comment passer d’expertises sûres d’elles-mêmes et autocentrées à la « transdisciplinarité » des expertises, où les premières ne valent pas davantage que celles de praticiens de terrain, de ceux qui savent par leur expérience de travail comment les choses peuvent se passer, sans être soumis à des impératifs idéologiques ? Comment cet énarque qui s’est préparé lors de sa formation par des épreuves de politiques publiques consistant en « une épreuve de réunion » dont le sujet était « la suppression d’un hôpital », dans laquelle il devait « convaincre ses interlocuteurs de le faire à nos conditions » (témoignage Marianne n° 1207 du 1ier mai 2020)) peut-il se mettre à défendre des positions différentes, voire contraires ?

Mais, peut-on rétorquer, l’état d’esprit de ces responsables à tous les niveaux peut changer avec l’expérience de la crise. Ces responsables qui critiquent tant l’immobilisme des salariés, leur résistance aux changements, leurs enracinements contraires à l’agilité attendue, leurs difficultés à faire face à des adaptations nécessaires et inéluctables, devraient bien évidemment être aptes aux changements, et pouvoir prendre des initiatives et approfondir des démarches contraires à celles qu’ils avaient auparavant. Mais il apparait plutôt qu’ils considèrent les obstacles auxquels ils font face comme des confirmations de leur « juste » pensée et de leur idéologie passée. Telle solution proposée comme LA solution pour résoudre tel problème ne fonctionne-t-elle pas, ou même est-elle contre-productive ? C’est qu’ils ne sont pas allés assez loin dans la solution proposée ! Ainsi réduit-on le nombre de lits dans l’hôpital pour le rendre plus performant, plus efficient et plus au service des patients, avec un résultat dénoncé par nombre de soignants au fur et à mesure qu’ils voyaient la qualité se dégrader, et sa faillite lors de la pandémie du COVID-19. Ces résultats n’interrogent pas réellement les responsables qui ont mis les politiques en place. Au contraire, ils semblent estimer qu’ils ne sont pas encore allés assez loin : en plein pandémie, un directeur d’ARS confirmait la légitimité de supprimer des centaines de postes et de lits dans un CHU ; à Nantes, le projet de reconstruction de l’hôpital, programmé sur des centaines de lits et de postes en moins n’est pas remis en cause ; un sénateur concède qu’il faut revaloriser les personnels soignants, sous conditions toutefois que cela puisse et doive se faire grâce à une réorganisation de l’hôpital (au regard des réorganisations passées, on a une idée de ce que cela veut dire). On trouve trop fréquemment dans le discours sur le monde d’après qu’il faudra confirmer que les stratégies d’avant sont les bonnes, les politique d’avant sont les bonnes, et qu’il faut même les approfondir et aller plus loin. La diminution des services publics, au-delà de l’hôpital public, sur les territoires est-elle catastrophique et laisse-t-elle de côté de larges franges de la population et accentue-t-elle la perte de cohésion du pays ? On nous promet de la poursuivre et de devoir aller plus loin. La pauvreté et les inégalités sociales se sont-elles accrues avec les politiques récentes ? On nous promet qu’en poursuivant celles-ci et en les approfondissant, on fera diminuer la pauvreté (pour les inégalités, il semblerait que les « gagnants » semblent bien s’en accommoder.

Dernière minute, sur France Inter ce matin (6mai), le Collectif Inter Hôpitaux alerte : « On voit apparaitre de vieux réflexes de la direction gestionnaire. On a à nouveau des tableaux excel, on nous calcule notre activité sur mars/avril, on nous pointe quand on est négatif, on commence à compter les lits vides, on devient à nouveau obsessionnels des plannings. Les gestionnaires ont repris leurs vieux réflexes … Parce qu’ils ne savent pas faire autrement ». Les promesses de changement pour le monde d’après sont l’œuvre de (mauvais) prestidigitateurs et illusionnistes.

Pour que le monde d’après ne soit pas condamné à être le monde d’avant, ou même un monde d’avant encore pire, c’est d’une révolution copernicienne de nos mentalités dont nous avons besoin. Changer de mentalités, et de bien autre chose.

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