L'effet Louise
de Caroline BOUDET (Stock, 2020)
de Caroline BOUDET (Stock, 2020)
J’aurais pu commencer ce texte en indiquant que les
décideurs politiques et institutionnel devraient avoir obligation de lire ce
livre. Mais il a apparemment été lui en haut lieu, jusqu’à la présidence de la
République, avant la conférence nationale du handicap. Si on postule que les
lectures ont des effets sur la vie, on devrait voir les choses rapidement et
radicalement changer dans les situations de handicap des enfants qui ont une
trisomie 21 ou d’autres déficiences. Reste à vérifier si cela aura ces
effets ! Toujours est-il que loin des affirmations politiques et des jeux
médiatiques sur l’école inclusive et sur les mesures « importantes »
qui auraient été prises ou qui seront prises pour l’inclusion des élèves en
situation de handicap, ce livre de la mère d’une petite fille, Louise, ayant
une trisomie 21, témoigne d’une autre réalité récente (la petite fille est née
en 2015). La réalité des institutions, de la MDPH à l’école, qui ne sont nullement
inclusives, qui n’arrêtent pas de mettre des obstacles à des droits auxquels
pourraient prétendre cette enfant et ses parents, qui n’arrêtent pas de peser
de tout leur poids de fonctionnement sur la vie quotidienne de ces parents
(dossiers, attente, re-dossier, réunions…) et de Louise.
A travers un récit plein d’humour et de beaucoup d’émotion,
Caroline Boudet exprime son amour pour sa fille née différente, et sa colère
face aux obstacles qui sont déployés pour rendre sa vie quotidienne difficile.
« Le handicap n’est pas la trisomie, c’est le système administratif qui
a transformé sa vie en une montage de photocopies et de certificats médicaux ».
Elle pointe ici quelque chose de fondamental : la plupart du temps on
attribue le « handicap » à la personne qui a une déficience, un
trouble, une incapacité. Alors que la situation de handicap vient plutôt de
l’incapacité de l’environnement à s’adapter aux conditions et caractéristiques
de la personne concernée. L’environnement peut ainsi produire le handicap et
les situations de handicap. Et pire, quand c’est justement l’institution
destinée à ce genre de situations qui produit du handicap. « La
réalité, donc, c’est que ce ne sont ni les limites de Louise ni sa lenteur à
avancer sur le chemin de l’enfance, à communiquer, à marcher, à manger seule, à
faire ses besoins, à dessiner un bonhomme patate ou à chanter une chanson qui
sont des problèmes au quotidien… Non le vrai handicap, …, c’est le système.
Celui-là même qui « en théorie » est censé t’aider… C’est une vie
parallèle … faite de photocopies, de dossiers de plusieurs kilos, de
certificats médicaux, de relances par courrier par mail par téléphone,
d’attente, d’absence de réponse, de demandes de pièces supplémentaires. » (p.13-14).
Je ne vais pas évoquer ici toute la richesse du livre sur la
manière dont des parents réagissent, avec des bas et des hauts, de l’amour et
des colères, des déceptions et des espoirs, lorsqu’une enfant nait avec une
différence comme la trisomie 21. Ni non plus combien ce livre pourrait éclairer
et dissiper nombre de préjugés sur ce qu’est une enfant comme Louise, et
éloigner les craintes qu’ont encore de nombreuses personnes, y compris des
professionnels de l’éducation, concernant les enfants qui ont, comme Louise,
une trisomie 21.
Ce livre peut aussi donner à voir à des professionnels,
tentés de dispenser des savoirs sur ce qui devrait être fait avec une telle
enfant et sa famille, quelle peut être la réalité d’une famille dans cette
situation, et que la vie quotidienne n’est pas simple (exigence des rendez-vous
dans la journée par exemple). Et que, en dépit de toutes les mises en garde sur
les incapacités prévisibles et pour ainsi dire programmées dans l’esprit de
certains de ces professionnels, l’enfant donne tout un tas de satisfactions à
ses parents.
Et puis dans cet objectif (« de mise sur orbite »)
de scolarisation en école maternelle aux trois ans de Louise, le récit de
Caroline Boudet décline tous les obstacles à franchir, et ils sont nombreux,
pour faire valoir de considérer que leur fille ait le droit d’aller à l’école
dans des conditions satisfaisantes, c’est-à-dire avec des moyens spécifiques.
Et là on a affaire à du grandiose ! Les dispositifs sociétaux et
administratifs disposent, construisent, édifient, échafaudent, agencent des
obstacles à s’inscrire dans des situations banales (comme la rentrée en
maternelle), et contribuent ainsi à faire d’une situation familiale avec une
enfant qui a une trisomie une véritable course d’obstacles et une véritable
situation de handicap.
Ah ! Cette réponse administrativement exemplaire :
« Ça n’est pas possible. – Pourquoi ça n’est pas possible ? Parce
que … ce n’est pas possible. Ça ne se fait pas. On ne l’a jamais fait. »
(p.129), prolongée sur le même registre par l’entretien avec l’Inspectrice de
l’Education nationale, alors que sur le terrain, les personnes qui auraient eu
à mettre en place la scolarisation en maternelle s’étaient préalablement mises
d’accord sur les modalités (avec entre autres des interventions dans l’école de
différents professionnels) ! Je peux moi aussi témoigner, de mon ancienne
place de responsable d’un service d’accompagnement à l’inclusion d’enfants en
situation de handicap, de cette réponse maintes fois entendue de la part de
responsables de l’administration de l’Education nationale.
Quand il s’agit concrètement d’organiser les choses, sur le
terrain, il y a des professionnels accueillants, qui font tout pour faciliter
la vie des enfants et de leurs parents (personnels de la crèche, future
enseignante de maternelle, responsable du péri-scolaire), des gens « qui
n’ont pas de problèmes éventuels, mais qui prévoient des solutions. »
(p.157). C’est ainsi que Louise a été accueillie à la crèche. « Au tour
de Véronique, sa référente de crèche… Elle qui côtoie Louise cinq jours sur
sept depuis trois années maintenant, comment cela se passe-t-il ?... Elle
se souvient très bien. Quand la directrice de la crèche lui a annoncé qu’elle
aurait dans son groupe de bébés une petite fille avec trisomie 21, elle a d’abord
eu peur de ne pas savoir bien faire : après tout, dans sa formation, le
handicap se résumait à un survol théorique de quelques heures. Et puis, elle a
rencontré Louise. Jour après jour, elles ont fait connaissance, ses habitudes,
son caractère, ses regards, sa manière bien à elle de s’exprimer ou pas, ses
progrès, ses moments difficiles, les maladies, les bonds en avant des progrès.
Et au final, elle se rend compte que Louise lui a beaucoup plus apporté qu’elle
n’a pu lui donner. » (p.103). Mais la technologie administrative (une
technocratie mâtinée de bureaucratie) intervient et met des barrières
infranchissables à la scolarisation des élèves en situation de handicap, à
l’inclusion.
La prétention inclusive se heurte à des habitudes, des modes
de fonctionnement, des modalités de rapport aux gens, qui sont loin de
favoriser quelque chose qui somme toute devrait être banal, normal, sans
montagnes à soulever. Les délais de réponses de la MDPH, les arides et
incompréhensibles courriers des notifications, les réactions dissuasives et
suspicieuses de professionnels qui savent d’avance que ce sera compliqué de
mettre en place quelque chose de satisfaisant, tout cela fait de la démarche
des parents, qui ne demandent en définitive que quelque chose de banal, de pouvoir
faire des choix comme tout le monde, une démarche qui en viendrait presque à
être illégitime et réprouvée, sauf à se battre en permanence. Pour aboutir à
cette impression persistante « que nous sommes là à quémander la
charité, pas à demander le respect des droits de notre fille »
(p.168), c’est-à-dire renvoyé aux conceptions archaïques du handicap et des
handicapés, objets d’exclusion, de charité ou de bienfaisance.
Une société inclusive serait une société où des parents qui
ont un enfant en situation de handicap pourraient comme n’importe quels parents
faire le choix d’éducation qu’ils souhaitent, où il n’y aurait pas d’obstacles
mis administrativement à leurs choix de parcours. Une société où ils
trouveraient au contraire des facilitateurs, où l’on ne se poserait pas la
question permanente de comment faire avec cet enfant pour qu’il aille à la
crèche, à l’école, au centre de loisirs, mais que cela se fasse naturellement,
avec les « facilitateurs » nécessaires. Il y a déjà tant de choses
spéciales à faire (les rendez-vous, les exercices…) que c’est vraiment
inqualifiable d’imposer en plus des obstacles à la participation à la vie
normale. « L’inclusion scolaire », c’est un peu comme la paix dans
le monde ou la fin du cancer. Tout le monde est pour, jusqu’à ce que ça
coûte : du temps, de l’argent, des efforts personnels, le confort de son
propre enfant, un « ralentissement de la classe » (p.116).
Et, dernière remarque : ce livre est drôle et émouvant.
A lire, à lire, à lire, et à faire connaitre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire