Déficience, dépistage et situations de handicap
Les situations de handicap, nous affirme-t-on, ne sont plus
relatives qu’à la seule déficience, mais à l’interaction entre des facteurs
personnels, parmi lesquels la déficience, et des facteurs environnementaux.
Pour qu’il y ait une situation de handicap, il faut un « corps
déficient » avec des incapacités, et un environnement inhospitalier aux
contraintes de vie de ces personnes. Si tel était vraiment le cas, la
déficience devrait être considérée autrement, et non comme une maladie qu’il
faut encore et toujours guérir et soigner, diagnostiquer et traiter, mesurer et
rééduquer. Mais tel n’est pas le cas.
La manière de prendre en considération la déficience, et
donc la projection de cette approche dans l’appréciation des conditions de vie
des personnes qui ont des déficiences, reste encore ancrée dans la notion de
maladie. C’est Alain Blanc (Sociologie du handicap, 2012, p.48) qui pose la
question à travers la question du dépistage : « Loin d’être banal,
le dépistage pose, parmi tant d’autres, une question cruciale : la
déficience est-elle une maladie ? Si l’on répond par l’affirmative, les
dépistages de toute nature doivent être systématisés dans le but de soigner,
voire d’éradiquer, ce qui est conçu comme une tare ou une erreur de la nature.
La médecine y confirme ses galons de gardienne assermentée du bien-être des
populations. Si, à l’inverse, on considère que la déficience n’est pas une
maladie, alors le caractère systématique du dépistage n’est plus fondé. ».
Or, que se passe-t-il aujourd’hui ? On assiste à une
multiplication des dépistages avant ou juste après la naissance, soit pour
éviter de faire naitre des enfants avec déficiences, soit pour dépister
précocement afin de pouvoir traiter immédiatement et le plus tôt possible, et
ainsi éviter les effets prévus d’une déficience. La multiplication des
dépistages semble bien vouloir dire que l’on en est encore à une conception
défectologique des situations de handicap.
Le cas des sourds est ici exemplaire, avec le dépistage
néonatal (à J+1), systématique depuis 2012. Les sourds ont bien évidemment une
déficience auditive, et pour certains d’entre eux dès la naissance. Mais ils ne
peuvent être réduits, humainement, à cette déficience : ils ont une
audition qui n’est pas celle de la très grande majorité de la population, qui
s’appelle une déficience auditive, ils ne sont pas déficients auditifs. Ils ont
développé, collectivement, leur propre adaptation au monde, en
« inventant » une langue pour communiquer et penser (la langue des
signes), en créant une culture propre insérée dans la culture dans laquelle ils
vivent, et en se regroupant, à l’occasion, dans des espaces communautaires
insérés eux-aussi dans la citoyenneté de leurs environnements. Plus qu’une
catégorie de déficience ou de handicap, il s’agirait aussi bien d’une catégorie
linguistique et identitaire, minoritaire.
Comme la société est pensée par les personnes majoritaires,
celles qui entendent, elle est plutôt inhospitalière aux personnes qui
n’entendent pas ou mal. Les sourds rencontrent donc des difficultés à réaliser
certaines de leurs habitudes de vie lorsque rien dans leur environnement ne
leur facilite la vie, ne leur est accessible. On peut donc caractériser leurs
conditions de vie comme des situations de handicap.
Le dépistage systématique précoce se situe à l’extrême
opposé de cette approche. Il est présumé que la personne qui a une déficience
est une personne à qui il manque quelque chose qu’il faut compenser, réparer,
traiter, au même titre qu’une maladie qu’il faut guérir. Rien à voir avec une
situation de handicap qu’il faudrait tenter de réduire en respectant les
caractéristiques des personnes concernées et en faisant évoluer l’environnement
pour qu’il puisse tenir compte de ses caractéristiques. Non, le dépistage
présume d’une société normée, fonctionnant aux normes de la majorité, et à
laquelle ne peut appartenir que celui qui a surmonté sa déficience pour devenir
normal.
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