Peau sourde, masques entendants
Frantz Fanon, un psychiatre français qui a exercé dans
l’Algérie d’avant l’indépendance, dans l’Algérie colonisée, a réfléchi sur les
rapports entre l’homme de couleur, colonisé (« nègre », antillais,
arabe) et les maladies psychiatriques. Il a aussi réfléchi sur les rapports,
extériorisés ou intériorisés, entre « l’homme blanc » et les hommes,
de couleur, colonisés, réflexion qui constitue le sujet de son ouvrage : « Peau noire, masques blancs » (1952,
réédition Le Seuil 2001). L’homme de couleur est dans un rapport social
surdéterminé, qui le dote d’attributs « naturels » au regard de
l’homme blanc, ce qui constitue, dit Fanon, l’essence du racisme. Extrapolée à
la situation de la surdité (les Sourds et la majorité entendante), le rapport
social décrit par F. Fanon pourrait être tout à fait pertinent pour tenter de
comprendre les rapports sociaux existant encore aujourd’hui dans ce domaine.
Une fois la déficience affirmée, le handicap statué,
« on » (la majorité entendante) attend des personnes ainsi caractérisées
des traits, des attributs, des aspects, des propriétés censément attachées aux
personnes ainsi définies. On les dote même par avance des attributs dont on va
attendre, voire guetter, les manifestations, souvent d’infériorité. Leur
identité déficiente est là par avance, et elle va être attendue au tournant,
les personnes concernées sont précédée de leurs identités de déficience.
L’attente en question porte aussi bien sur les attitudes et comportements
(stéréotypes, défauts de compréhension, dogmatisme, absence d’ouverture aux
entendants, etc.) que sur les capacités (difficultés cognitives à
l’abstraction, limitations scolaires, difficultés relationnelles, etc.).
Leur expression (individuelle ou collective, surtout
collective lorsque celle-ci portera sur des problématiques identitaires) sera
décriée. Ou plutôt on tentera de la délégitimer, en particulier sous le
prétexte de l’identitarisme, du ghetto : ils n’auront pas en définitive le
droit de se dire, ils seront toujours dits en fonction de leur déficience. On
attendra d’eux qu’ils se conforment aux codes entendants (dominants) pour avoir
une reconnaissance sociale (« c’est quand même mieux de maitriser la
langue orale pour être intégré quand on est sourd »).
Cette très forte attente a fait que des sourds ont fini par
se conformer à ce que l’on attendait d’eux : c’était le cas en particulier
lorsque la langue des signes était honteuse, même pour certains sourds, ou lorsque
certains d’entre eux adhèrent à la mise à l’écart de la langue des signes, ou encore
lorsque des jeunes sourds s’auto-limitaient dans leur parcours de scolarisation
et d’apprentissages (les sourds, c’est bête !). Les noirs, disait Fanon,
pour être aimés des maitres, devaient détester ce que détestaient leurs
maitres, c’est-à-dire leur « négritude ». Les sourds devaient
détester leur surdité pour complaire aux attentes des entendants.
Mais les sourds ont pu revendiquer une identité dans
laquelle pourtant ils étaient dédits. Ils ont pu renverser le stigmate de la
déficience pour construire une identité positive sur les ressources de leur
langue, de leur culture, de leurs capacités. De la même manière, F Fanon s’est
revendiqué comme Nègre, il s’est construit une confiance en soi sur la dignité
de son identité. « Je suis nègre et je vous emmerde ! » disait
Aimé Césaire, l’écrivain et poète de la négritude. En filant la comparaison,
que pourraient donc dire les Sourds à ce propos ?
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