"Six menthes à l'eau, et ... "
J’étais tombé, il y a déjà de nombreuses années, sur un
article dont le titre m’avait intrigué par son caractère inhabituel dans une
revue professionnelle : « La culture des
incapables, ou six menthes à l’eau ». Je ne résiste pas au plaisir de
reproduire ici « l’historiette » que raconte l’auteur (J-F. Gomez,
conférence au Colloque Européen sur l’insertion sociale et professionnelle des
personnes handicapées mentales, 1998) : « C’était au cours d’un évènement festif, dans un village de Provence
très fréquenté, au mois d’août. J’étais donc en vacances oubliant comme tout un
chacun mes soucis de l’année, sirotant un demi de bière avec quelques amis,
décontracté. Soudain, je vois un groupe de six handicapés mentaux s’installer
sur la terrasse avec leurs accompagnateurs. Les personnes handicapées, des
adultes de quarante à quarante cinq ans, hommes et femmes, les accompagnateurs
un peu plus jeunes. Au début, je ne fais guère attention à cette présence, qui
pour moi, est très quotidienne, et somme toute banale. Je remarque pourtant une
sorte de bruissement près du bar… Le garçon vient chercher les consommations.
Les adultes handicapés qui n’avaient pas un sou sur eux sont gratifiés
collectivement de six menthes à l’eau, pendant que les accompagnateurs
choisissent leur boisson préférée, y consacrant le temps nécessaire ».
Bien sûr cette histoire date de bientôt 20 ans. Et, la loi
de 2002 étant passée par là, on peut penser que cette scène ne pourrait pas se
reproduire. Et c’est sans doute vrai dans ce qu’elle a de caricatural. Mais
pour autant, n’y aurait-il pas lieu de s’interroger sur la manière dont en
définitive on prend en considération (comme nos égaux) les personnes en
situation de handicap dont on « s’occupe ».
L’un des axes de la loi du 2 janvier 2002 portait sur les
outils de respect des droits des personnes (avec des outils comme le Conseil de
la Vie Sociale, mais aussi par des pratiques professionnelles comme la
prévention de la maltraitance, l’implication des usagers dans leur projet et
leur écoute). Indéniablement, les choses se sont améliorées : les
personnes en situation de handicap ont davantage l’occasion de s’exprimer dans
les institutions, les usagers et les familles contribuent, voire parfois
co-élaborent leur projet personnalisé d’accompagnement, ils sont davantage
respectés dans leurs choix de vie, ils ont acquis des droits, même si ce ne
sont pas encore les droits de tous. Si cela s’est fait, c’est aussi parce que
(cause et condition) les représentations ont (un peu) changé, changements
auxquels ont contribué en retour ces droits.
Mais il serait illusoire de se satisfaire de cette mise en
œuvre pour considérer comme acquise l’émancipation des personnes en situation
de handicap, condition indispensable à la représentation des personnes en
situation de handicap comme « personnes à part entière ». Le cadre
formel de l’exercice des droits, s’il peut contribuer à modifier par des
pratiques (souvent imposées) certaines représentations, ne remet pas en cause
les tréfonds des représentations infériorisantes des personnes en situation de
handicap, les frontières entre « nous et eux ». Et en l’absence d’un
travail éthique dont on voit apparaître aujourd’hui la nécessité, qui interroge
le travail social et médico-social et les représentations qui nous font agir,
les changements ne seront que de surface, et les personnes en situation de
handicap continueront de se faire servir des « menthes à l’eau ».
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