L'enseignement spécialisé doit se "déspécialiser"
ASH n° 2974 du 9 septembre 2016, p.32-33
Le droit à la scolarisation des enfants handicapés a fait reculer les frontières de l'enseignement spécialisé. Ce dernier a toutefois encore un rôle important à jouer en mettant son expertise au service des élèves en difficulté que l'école inclusive na sait pas traiter, défend Jean-Yves Le Capitaine, chef de service à l'Institut public la Persagotière à Nantes.
Dans le domaine de la scolarisation des élèves en situation
de handicap, l’enseignement spécialisé se situe à l’intersection de la
collaboration entre deux systèmes, l’Education nationale et le secteur
médico-social, à la frontière de deux mondes qui ont encore du mal à
s’apprivoiser et à agir ensemble. Ni fixe, ni pérenne, cette frontière se
déplace en fonction des évolutions sociétales, des projets éthiques et
politiques, des réglementations…
L’enseignement spécialisé est né au milieu du XVIIIe siècle
pour les sourds et aveugles et aux XIXe
et XXe siècles pour les autres situations de handicap. Mais son « territoire »,
et par conséquent ses frontières et ses contenus, n’ont cessé de se recomposer.
C’est le cas encore aujourd’hui, sans doute même plus rapidement qu’hier, sous
l’effet de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances,
la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, et d’autres
évolutions de la société. On peut relever trois tendances majeures qui
accompagnent cette recomposition.
1. L’extension de l’enseignement ordinaire.
L’école ordinaire n’était pas l’école de tous. Elle
établissait des frontières, souvent infranchissables, entre ceux du dedans et
ceux du dehors, parmi lesquels on trouvait les enfants handicapés. Ces derniers
avaient droit à une éducation et à une scolarisation le cas échéant, mais loin
de l’école ordinaire, dans une filière faite pour eux. La loi d’orientation en
faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 donne naissance aux pratiques
d’intégration et aux classes/dispositifs[1] à
l’intérieur de l’école ordinaire, des dispositifs en quelque sorte pour les «
exclus de l’intérieur ». Avec la loi du 11 février 2005, on passe à l’approche
de l’ école inclusive, qui doit accueillir de plein droit tous les enfants et
donc scolariser aussi ceux porteurs d’un handicap ou ayant des difficultés à
vivre avec les autres.
Certes à des rythmes différents selon les établissements et
les niveaux de scolarisation, l’école est en train de changer. Des élèves qui
en étaient auparavant exclus en raison de leur déficience, de leur
comportement, de leurs difficultés, etc., sont aujourd’hui présents dans les
classes. Alors qu’auparavant, ils étaient confiés à des enseignants ou des
éducateurs spécialisés en « institution », ils sont accueillis en classe
ordinaire et y font des apprentissages sociaux et scolaires. Les enseignants «
ordinaires » ont en effet élaboré des pratiques, des routines, des évaluations,
des outils, des manières de faire et d’être qui respectent davantage les
besoins particuliers des élèves, que ceux-ci apprennent au rythme moyen
attendu, qu’ils aient des difficultés ou qu’ils soient en situation de
handicap. Des « plans inclinés pédagogiques » sont mis en place.
Certes, la route est encore longue : le collège en
particulier peine à élaborer des réponses pour les besoins particuliers.
Néanmoins, les enseignants sont davantage disposés à accueillir dans leurs
classes des élèves en situation de handicap. Ce qui étend le territoire de
l’enseignement « ordinaire », qui s’ouvre à ceux qui en étaient exclus ; ce qui
éloigne aussi le territoire de l’exclusion, occupé par l’enseignement
spécialisé. Dans de nombreux endroits, l’école ordinaire est en train de
prendre le relais.
2. La mise en place des outils de compensation et d’accessibilité
L’égalité des droits et la scolarisation des enfants
handicapés à l’école s’est trouvée confortée par le développement des moyens de
compensation et d’accessibilité. Même si les définitions de ces deux notions
sont encore incertaines, les outils mis en œuvre ont permis de repousser la
frontière de l’enseignement spécialisé.
Des progrès scientifiques et technologiques très importants
dispensent ainsi certains enfants présentant une déficience de faire appel à
des dispositifs spéciaux, des interventions chirurgicales sur un organe
permettent de rétablir des fonctions physiologiques, des outils de compensation
suppléent à des incapacités et facilitent les apprentissages (en lecture notamment)....
Sans céder à l’illusion du « miracle technologique », on ne peut nier que ces
innovations dotent les élèves porteurs de déficiences de ressources dont ils ne
disposaient pas auparavant et leur permettent d’accéder à l’enseignement
ordinaire.
L’accessibilité physique, cognitive, langagière déplace
également la frontière de l’enseignement spécialisé. Comme le disait un
directeur d’Institut médico-éducatif (IME) : « Il y a quelques années on avait encore dans nos classes spécialisées
des jeunes en fauteuil qui, depuis qu’il y a des ascenseurs, sont au collège.
On n’accueille plus que ceux qui ont besoin de soins quotidiens. ». Autre
exemple, celui des élèves sourds. Alors qu’ils étaient assignés aux
établissements d’enseignement spécialisé, ils peuvent aujourd’hui accéder plus
facilement à la scolarisation ordinaire grâce aux innovations technologiques
(l’implant cochléaire) et à l’accessibilité langagière (interprétariat en
langue des signes, reconnue par la loi de 2005, ou en langue française parlée complétée).
Enfin, depuis une dizaine d’années, les accompagnants des élèves en situation de
handicap (AESH) ont passé la porte de l’école. Ni enseignants, ni personnels
spécialisés (leur formation a souvent été sommaire), ils ont rendu possible la
présence des élèves handicapés à l’école[2].
Et cette présence a créé la rencontre avec les autres enfants et surtout obligé
les enseignants ordinaires à intégrer dans leurs missions l’apprentissage de
ces nouveaux publics.
3. La médicalisation des difficultés scolaires.
Mais ces évolutions ont entraîné paradoxalement un phénomène
massif : la « médicalisation décomplexée »[3]
(3) de l’échec et de la difficulté scolaires. En effet, face à des élèves en
grande difficulté ou en situation d’échec sans possibilité de les orienter vers
un autre dispositif de scolarisation ou lorsqu’ils veulent prévenir, chez
d’autres, des difficultés ultérieures, bon nombre d’enseignants font appel à
des ressources externes, jugés légitimes par leur labellisation médicale ou
soignante. Les professionnels du soin deviennent ainsi des experts des
apprentissages scolaires des enfants en difficulté, que l’on affecte désormais
souvent d’un « trouble ».
C’est ici aussi que se déplacent les
frontières. L’enseignement spécialisé, qui pouvait répondre à l’extérieur de l’école (établissements
médico-sociaux) ou à l’intérieur (à travers les classes spécialisées de « perfectionnement
» et les réseaux d’aides) aux besoins de ces enfants, est peu à peu remplacé
par l’offre de soin. Les orthophonistes en particulier interviennent
aujourd’hui massivement dans les apprentissages de la langue écrite (lecture,
écriture, orthographe), mais aussi des mathématiques, rebaptisés «
logico-mathématiques ». Ce qui ampute le territoire de l’enseignement
spécialisé de ce qui en faisait sa raison d’être : l’« impossibilité » pour
certains enfants de tirer bénéfice de l’enseignement ordinaire, dont on renvoie
le traitement au soin.
Les enseignants spécialisés ont une expertise qu’ils
consacrent le plus souvent à la seule catégorie de population handicapée à
laquelle ils ont été formés. Pourtant, en dehors de quelques compétences
spécifiques (le braille, la langue des signes…), celle-ci est adaptée à tous
les enfants, en particulier à ceux en difficulté, qu’ils soient ou non en
situation de handicap et porteurs d’une déficience.
L’enseignement ordinaire gagnerait beaucoup à rester «
ordinaire», mais en élargissant son territoire et en faisant en sorte d’y
inclure les enfants en situation de handicap. Mais les enseignants spécialisés
ont aussi un rôle important à jouer en considérant que leur expertise de
spécialiste s’adresse non pas à quelques catégories d’enfants mais à tous les élèves. En
se «déspécialisant», ils contribueraient, d’une certaine manière, à spécialiser
l’enseignement ordinaire afin que celui-ci puisse s’adapter à tous les enfants
accueillis désormais sur son territoire.
Pour transmettre leur expertise à l’ensemble des
enseignants, les enseignants spécialisés peuvent aussi s’appuyer
sur le co-enseignement, la division en groupes de besoins, etc. Mais si l’on
veut qu’ils deviennent véritablement des personnes ressources - et qu’ils
cessent de dispenser une éducation ségrégative (même s’il faut sans doute
conserver quelques réponses très spécifiques pour des besoins précis) -, il
faut d’abord considérer que les élèves en situation de handicap partagent les
mêmes besoins et en grande partie les mêmes réponses que les autres. Et
reconnaitre ensuite que certains ont encore besoin de réponses spécifiques, qui
relevant du territoire de l’enseignement spécialisé.
[1]
Classes d’intégration scolaire devenues unités localisées pour l’inclusion
scolaire.
[2]
Tout n’a pas été si idyllique, et parfois l’AESH n’a été que le paravent d’une
exclusion de fait.
[3]
Voir « La médicalisation de l’échec scolaire» - S. Morel-Ed. La Dispute
(2014)..
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire