"Ils ont besoin de manipuler ..."
L’un des arguments les plus utilisés pour légitimer dans la
pratique l’enseignement spécialisé auprès des élèves en situation de handicap,
tous handicaps confondus, est cette assertion : « Pour faire des
apprentissages, les élèves handicapés ont besoin de procéder avec des manipulations. » L’implicite de
cette assertion est double : d’une part que ces élèves n’ont pas les
capacités de procéder directement par « abstraction », comme le
feraient les enfants ordinaires, non handicapés ; d’autre part que cette
particularité justifie d’une certaine manière leur mise à part, dans l’objectif
quand même d’une certaine réussite, avec des experts spécialisés.
Mais il s’agit là d’une idée préconçue, d’une représentation
qui se reproduit, mais qui n’a aucune assise théorique ou pragmatique. Certes
l’expérience pratique des enseignants est là pour « démontrer »
qu’avec des manipulations (par exemple en mathématiques), des enfants
handicapés ont pu avoir accès à différentes notions. Mais rien n’indique dans
cette argumentation que la manipulation, présentée ici comme nécessaire aux
enfants handicapés, soit contre-indiquée aux enfants non handicapés. Et on peut
même supposer que la procédure de manipulation faciliterait l’accès à l’abstraction
pour (presque) tous les enfants. En témoigne d’ailleurs la pléthore de supports
de manipulation qu’on trouve dans le commerce pour faciliter les
apprentissages, dont certains d’ailleurs sont issus de la pédagogie
« spécialisée » (le matériel Montessori par exemple).
En arrière plan de ces certitudes, il y a l’idée, ancrée
dans l’inconscient le plus souvent, que les élèves en situation de handicap
n’ont pas les capacités cognitives que possèdent les enfants non handicapés.
L’exemple des sourds est à ce titre édifiant. Car cette idée
de l’inaccès à l’abstraction est une vieille représentation de l’infériorité
intellectuelle (et par là humaine dans la philosophie rationaliste) des sourds.
Leur langue, une langue visuelle et manuelle, a longtemps été considérée comme
incapable de nommer des choses abstraites. Et par extension, les sourds ont été
considérés comme ne pouvant pas accéder à des niveaux d’abstraction élevés.
C’est là l’une des justifications de l’enseignement spécialisé, qui perdure
alors même que ces vieilles représentations ont été, en théorie, jetées aux
oubliettes. Les pratiques restent toutefois ancrées sur de vieilles
théories !
Et on peut aussi se poser la question du niveau des
objectifs atteints lorsqu’on affirme ainsi de manière absolue le procédé de la
manipulation comme source principale ou exclusive des apprentissages pour une
population donnée, tel qu’on le propose justement dans l’enseignement
spécialisé. D’une part, le temps nécessaire à l’organisation des manipulations,
afin d’asseoir et de fixer des connaissances abstraites selon un modèle
cumulatif d’acquisition n’aboutit, et là l’expérience l’atteste, qu’à des
connaissances de bas niveau (ce qui confirme d’ailleurs en retour le jugement
de leur incapacité !) ; d’autre part, les apprentissages plus
complexes qui exigent des plus grand niveaux d’abstraction sont par
« évidence » considérés comme inatteignables.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire