Soins à l'hôpital : à qui le tour d'en être exclu ?
Article publié sur AgoraVox, média en ligne,
le 2 février 2022
Depuis une vingtaine d’années, la qualité des soins à l’hôpital se dégrade, et la France rétrograde au classement mondial des systèmes hospitaliers, nonobstant que les réformes qui se sont succédées avaient pour objectifs d’améliorer les soins et le système de santé. Depuis une vingtaine d’années, ce qui préside aux différentes réformes de l’hôpital, avec les effets cumulés qu’on observe aujourd’hui, ce sont la priorité accordée à la gestion de l’hôpital, le pilotage par l’économie (équilibre recettes et dépenses avec la T2A), et la volonté de baisser les dépenses liées à la santé. Depuis une vingtaine d’années, les acteurs du système, les soignants, alertent sur la conduite suicidaire de l’évolution du système au détriment des patients et des personnels.
Arrive une pandémie, qui nécessite la mise en
action de soins hospitaliers importants : hospitalisations, réanimations…
L’hôpital est débordé, les soignants n’en peuvent plus. Doit-on s’en
étonner ? Le contraire eût été étonnant : des dizaines de milliers de
lits ont été supprimés, des dizaines de milliers de postes ont été supprimés,
les ressources matérielles sont insuffisantes (masques, blouses, respirateurs,
etc.). Ces insuffisances notoires ne pouvaient avoir d’autres conséquences que
la situation d’implosion que l’on observe aujourd’hui. On peut supposer qu’une
autre politique de santé, au service de la population et une autre gestion,
moins soumise à la fureur de faire des économies, auraient eu d’autres
résultats en termes de possibilités des soins : lits et postes en nombre
suffisant en particulier, pour soigner tout le monde.
Alors, face à cette situation, d’aucuns ont évoqué
l’idée que tous ne pourraient pas ou ne devraient pas être soignés. Déjà, dès
la première phase de la pandémie, dans la désorganisation totale et dans
l’inquiétude des évolutions de la pandémie, fut évoqué le tri des patients,
l’hôpital ne pouvant assurer l’accueil de tous les malades : il ne valait
peut-être pas la peine de soigner les personnes les plus âgées et malades, ou
encore les personnes les plus handicapées. L’idée fut peu médiatisée, choqua
nombre de soignants et le public. Cette idée fut-elle mise en
application ? Difficile de le savoir avec certitude.
Puis vinrent les non vaccinés. Dans les cercles de
la bien-pensance, dans le « cercle de la raison » ( !), parmi
ceux qui font l’actualité médiatique et sur les réseaux, nombreux furent ceux
qui envisageaient, sous différentes formes, de ne pas soigner les non vaccinés
à l’hôpital public : ils étaient plus nombreux à être hospitalisés et en
réanimation, ils prenaient la place des autres malades vaccinés, ils étaient
irresponsables (et par conséquent non citoyens), ils bloquaient le système
hospitalier qui devait dans ces conditions déprogrammer d’autres soins, etc.
Au-delà de ceux qui furieusement appelèrent à cesser les soins, des positions
plus soft, mais revenant au même, furent émises par des politiques ou des
éditorialistes en mal de morale : non remboursements des soins aux non
vaccinés, ou poursuites pénales contre eux. Les mêmes n’envisageaient pas, ne
pouvaient même pas le penser, que la dégradation du système hospitalier pouvait
être responsable d’une telle situation catastrophique, qu’elle ne permettait
pas de soigner tout le monde, que les économie réalisées rendaient l’hôpital
exsangue. A leurs yeux, cette situation n’est valable que pour le système hospitalier
public. Car, dans le système privé, non lucratif et surtout lucratif, les
portes restaient ouvertes. Ces mêmes donneurs de leçons, si non vaccinés,
pourraient toujours avoir accès aux soins, en payant.
Et maintenant, quel avenir pour les soins à
l’hôpital ? Le monde d’après invoqué si facilement et si complaisamment
dans les premiers chocs de la pandémie a disparu extrêmement rapidement au
profit de la reproduction à l’identique du monde d’avant, ou même peut-être en
pire. Les réformes engagées ne sont nullement remises en cause et se
poursuivent, des lits et des postes continuent à être supprimés au plus fort de
la pandémie ; les convictions des experts, technocrates, politiques et
bien pensants s’auto-justifient : il s’agit toujours de faire des
économies, d’équilibrer les budgets, d’instituer la santé comme bien marchand
et non comme bien commun. Le modèle de pensée mainstream pérennise
l’affaiblissement de l’hôpital public : les lits vont continuer à être
supprimés, les postes également, laissant le fonctionnement à « flux
tendu », comme ils le disent dans le secteur de l’entreprise privée
lucrative, modèle du nouveau management public.
Et s’il survient une autre crise qui affecte
l’organisation des soins (pandémie ou autre catastrophe) ? Il semblerait
que malheureusement on ne change pas une équipe qui perd ! L’hôpital se
trouvera de nouveau et avec plus de force encore dans une situation critique,
qui ne permettra pas d’accueillir et de soigner tout le monde, faute de places,
de lits et de soignants dans les urgences, dans les services. Il est à craindre
que les mêmes situations appelleront les mêmes réponses, fussent-elles
catastrophiques et éloignées de toute l’éthique qui a fondé notre histoire
anthropologique.
Et se posera l’inévitable question : quelle
population sera-t-elle exclue des soins ? Car faute de ressources
hospitalières, il faudra bien trouver, comme aujourd’hui les non-vaccinés
menacés d’une exclusion sociale générale et questionnés sur leurs droits à être
soignés, des populations qui tiennent lieu de boucs émissaires. Autrement dit,
quelles populations ne mériteraient pas d’être soignées, parce qu’elles
encombreraient un hôpital sous-dimensionné par des choix politiques ?
Les populations candidates ne manquent pas, qui
sont rendues coupables de leur irresponsabilité à l’égard du système de
soins : les fumeurs qui ont un cancer de la gorge ou des poumons, les
alcooliques avec une cirrhose, les obèses diabétiques, les SDF aux multiples
pathologies, etc. Il est déjà sous-entendu, ou parfois déjà entendu, qu’il y a
les personnes à qui il arrive ce type de problèmes sont responsables de leur
sort : elles n’avaient qu’à ne pas fumer, boire, manger de la mauvais
nourriture, vouloir travailler, etc. Il n’est que d’entendre dans les médias
dominants les discours de stigmatisation ou d’observer les choix politiques
effectués pour se rendre compte que cette idée de désigner des boucs émissaires
est devenue banale. Les réussites comme les échecs sont de l’unique ressort des
responsabilités individuelles.
En fonction de ce système de représentations (cette
idéologie), la liste peut être indéfiniment allongée, en assignant nombre de
populations à cette responsabilité d’être irresponsables et de mettre en cause
les droits, acquis, privilèges de ceux qui sont du côté de la bonne
responsabilité. On pourra ainsi trouver, au choix : les migrants en
mauvaise santé, les étrangers sans papiers, les drogués, les racailles, les
vieux, les handicapés, les jeunes dits « issus de l’immigration »,
etc. Une telle liste est effrayante. Mais dans le soubassement de certaines
pensées nauséabondes, certaines de ces catégories sont déjà désignées à la
vindicte. La campagne présidentielle a fait surgir, dans un spectre
véritablement très large, des postures, des idées, des actes de condamnations,
d’accusations, de ségrégations, de répressions, de discriminations…, en
attendant d’autres exclusions comme le droit d’être soigné.
Bien sûr, parmi ces catégories, toutes ne sont pas
pareillement désignées. Les affinités et les principes politiques procèdent à
des choix de populations. Il n’en demeure pas moins que le principe de division
d’une société est extrêmement présent, et qu’il autorise tel ou tel courant à
se réclamer de l’exclusion, dont celle du soin, de certaines catégories de
population. Et à l’intérieur d’une même population, tous ne sont pas à la même
enseigne : ceux qui disposent de moyens (cancéreux riches, obèses riches,
étrangers riches) pourront se faire soigner, et en même temps donner des leçons
de responsabilité aux pauvres qui ont cette propension scandaleuse à vouloir se
faire soigner gratis, en encombrant l’hôpital et en coutant cher à
l’Etat !
Est-ce cela le progrès humain (en tout cas c’est le
discours justificatif que l’on retrouve dans le discours dominant), est-ce cela
le monde en marche ? On dirait bien qu’il y a une bifurcation éthique en
cours, celle qui ignore, rejette et élimine certaines des populations les plus
vulnérables, en rupture avec ce qui a constitué notre histoire anthropologique
de promotion des individus et de préoccupation des plus vulnérables. Cette
bifurcation est préoccupante. Lorsqu’une société en vient à envisager que
certains de ses membres puissent être exclus des soins, c’est-à-dire risque
davantage la mort, elle institue une hiérarchie de valeurs de la vie. N’est-ce
pas là le début d’un processus de déshumanisation ?
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