Etre Sourd aux Etats-Unis - Les voix d'une culture
de C. Padden et T. Humphries, EHESS, 2020
Voilà un petit livre tout à fait intéressant. Publié en 1988 aux Etats-Unis, traduit et publié seulement en 2020 en France, il n’a pas perdu d’actualité pour connaitre et penser la « condition » sourde en France. Car il présent un autre point de vue sur les Sourds, leur manière de se voir et de voir le monde, en rupture avec des points de vue qui ne voient les Sourds que comme des personnes qui n’entendent pas, à qui il manque l’audition, auxquelles il faut permettre de rejoindre le vrai monde, « naturellement » sonore. Les auteurs, faut-il le rajouter sont eux-mêmes Sourds, enseignants à l’université.
Le rapport social avec les personnes sourdes est en effet articulé sur une « vérité » biologique, celle de ne pas entendre, étant entendu que la normalité « humaine » est d’entendre. Et de ce fait le rapport social réduit les personnes sourdes à cette déficience, en ignorant une autre « vérité », celle de personnes qui ont collectivement « inventé » et utilisent une langue, se sont construit une culture, des modalités de rapport sociaux, des manières d’être dans le monde et de la percevoir. Eléments basés non sur un manque d’audition ou sur une « différence comprise comme catégorie ontologique propres », mais sur « les modes de vie, les usages de l’espace, du corps, des normes, des langues » (introduction page 13)
Les personnes sourdes ne se considèrent pas comme des
personnes à qui il manque de l’audition. Elles se considèrent comme des
personnes partageant une langue, une culture, des manières de vivre et d’avoir
un rapport au monde. Un enfant sourd qui nait de parents sourds ne réagit pas
par ajustement à des contraintes de communication, il entre
« naturellement » dans une communication existante, utilisée par ses
parents. L’exemple suivant permet de « se mettre dans la peau » de la
manière dont un tel enfant sourd met en place son rapport au monde et ses
représentations.
Les auteurs relatent l’expérience enfantine d’un garçon
sourd prénommé Sam (page 40) « Sam nous a décrit son amitié d’enfance
avec l’une de ses voisines, une fillette entendante. Né dans une famille Sourde
et ayant plusieurs grands frères Sourds, il n’avait jamais eu de problèmes pour
trouver des camarades de jeu. Alors que ses centres d’intérêt se tournaient
vers le monde extérieur, il remarqua une voisine qui semblait avoir à peu près
le même âge que lui. Après quelques timides rencontres, ils se lièrent
d’amitié. Elle était une camarade convenable, mais il y avait le problème de
son « étrangeté ». Il ne pouvait pas discuter avec elle comme il le
faisait avec ses frères aînés et ses parents. Elle semblait avoir les plus
grandes difficultés du monde à comprendre ne serait-ce que les gestes les plus
simples e grossiers. Après quelques vaines tentatives d’engager la discussion,
il déclara forfait ; à la place, il pointait du doigt lorsqu’il souhaitait
quelque chose, ou la trainait simplement avec lui quand il voulait aller
quelque part. Il se perdait en conjonctures sur l’étrange affliction dont son
amie était atteinte, mais, puisqu’ils avaient développé un mode d’interaction,
il était satisfait de s’être ajusté aux besoins particuliers de cette dernière.
Sam se souvient de manière particulièrement vivace du
moment où il comprit que son amie était définitivement étrange. Ils jouaient
chez elle lorsque, soudain, la mère de cette dernière se dirigea vers eux et
commença à remuer sa bouche avec animation. Comme par magie, la fille prit une
maison de poupée et la posé à un autre endroit. Sam était mystifié ; il
rentra chez lui pour demander à sa mère de quel mal exactement était frappée sa
voisine. Sa mère lui expliqua qu’elle était ENTENDANTE, et que à cause de cela,
elle ne savait pas SIGNER : à la place, elle et sa mère PA
RLAIENT, elles
remuaient la bouche pour communiquer l’une avec l’autre. Sam lui demanda alors
si cette fille et sa famille étaient les seuls à « être comme ça ».
Sa mère répondit que non, qu’en réalité tous les autres étaient comme leurs
voisins. C’était leur famille à eux qui était peu commune. Sam se souvient
d’avoir pensé à quel point la petite voisine était bizarre et, si elle était
ENTENDANTE, à quel point les entendants étaient bizarres. »
Extrait de la présentation :
« En considérant les personnes Sourdes à l’aune de
leur déficience auditive, le monde des entendants a occulté toute la richesse
de leurs existences. Pourtant, les langues des signes sont le socle non d’un
handicap, mais de cultures et de communautés multiples, dont C Padden et T
Humphries se font l’écho dans Etre Sourd au Etats-Unis, leur restituant
symboliquement leur dignité par l’emploi de la majuscule. … Ce texte pionnier a
participé d’un réveil de la conscience des personnes Sourdes aussi bien
qu’entendantes, en balayant les préjugés qui pesaient sur leurs langues, leur
culture. En analysant leurs conversations, mais aussi les récits et les contes,
les poèmes et les pièces de théâtre que les personnes Sourdes ont créés, il
dévoile de l’intérieur leurs manières de se voir et de voir le monde. Et a
changé définitivement le regard porté sur le monde. »
Si un tel ouvrage a pu contribuer à changer les regards sur
les personnes Sourdes, je ne crois pas que cela soit si définitif que cela. Les
politiques publiques (dépistages, interventions médicales et prothétiques,
éducation oraliste, assignation au handicap, etc) et les représentations
spontanées sont encore solidement ancrées dans une approche de la surdité du
seul point de vue « validiste » de l’audition. Mais cet ouvrage est
certainement de nature à modifier ces regards.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire