Une situation professionnelle à questionnement éthique
L’éthique fait un retour remarqué dans les pratiques
sociales et professionnelles. Dans le secteur médico-social, depuis la loi de
2002, les références éthiques sont foison : la charte éthique, le
management éthique, les « bonnes pratiques », etc. Ce référencement
reste parfois abstrait, théorique, alors que le questionnement se fait au
quotidien, concernant un nombre incalculable de décisions que prennent les
professionnels, quelle que soit leur place, dans le fil de leur activité.
Certaines de ces décisions sont plus cruciales, et peuvent faire l’objet d’une
réflexion plus objectivée, comme dans l’exemple ci-dessous. La situation
relatée est une situation réelle rencontrée par l’auteur. Elle a été rédigée
comme base de discussion dans une intervention auprès des étudiants du Master 2
Situation de handicap et participation
sociale (EHESP - Université de Rennes).
Situation, étape 1 :
Lors d’une rencontre informelle avec le chef de service, deux professionnels du
dispositif font part, incidemment, de la plainte d’un groupe de jeunes sourds
(5 jeunes) scolarisés dans la même classe (dispositif d’inclusion) :
ceux-ci se sentent maltraités, et pour certains humiliés, par un de leurs
enseignants spécialisés. Les professionnels rapportent au chef de service les dires
des élèves sur des propos très dévalorisants tenus à leur égard et leur étant
adressés. Les professionnels informent également le chef de service qu’il ne
s’agit pas d’une situation nouvelle, et que cette situation dure depuis déjà un
certain temps, avec des épisodes plus ou moins intenses de plaintes des élèves.
Les deux professionnels ajoutent qu’ils ont évoqué la question avec
l’enseignant concerné, et que certains parents l’avaient aussi rencontré à ce
sujet. A la question du chef de service, les deux professionnels font le choix
de ne pas nommer la personne concernée.
Questionnements :
Il y a manifestement un conflit entre les valeurs professionnelles (bientraitance
des usagers, respect des personnes, etc.) et loyauté envers les collègues (non
dénonciation, anticipation de la difficulté du travail de collaboration en
équipe, etc.). Ce conflit explique tant les tentatives de régler le problème en
allant voir directement la personne que le souhait de ne pas dénoncer ce
professionnel à la hiérarchie. Par ailleurs, se posait la question d’agir
immédiatement (identifier la personne concernée, éventuellement la sanctionner
pour préserver le « bien-être » des élèves) ou d’apprécier la
situation comme non urgente et attendre que les conditions de fonctionnement de
l’équipe soient plus favorables pour améliorer la situation. Et enfin se pose
la question, pour une personne éducatrice (un enseignant) de savoir quelle est
la part entre l’exigence et la pression auprès des jeunes
« éduqués ».
Situation, étape 2 :
A la fin de cette rencontre avec les deux professionnels, le chef de service
n’a pas exigé d’eux qu’ils donnent le nom de l’enseignant concerné. Mais il
leur a demandé de réfléchir à la situation, ainsi qu’aux conséquences globales
de la situation. Il leur a donné également un délai de réflexion afin de
pouvoir prendre une décision ultérieurement. Suite à cette rencontre, les deux
professionnels en ont parlé au psychologue, qui a « minimisé »
l’importance de la situation, repoussant ainsi l’échéance d’une urgence
éventuelle, et légitimant en quelque sorte ce sursis par sa position d’expert.
Durant ce laps de temps, l’un des deux professionnels avait assisté à une
journée d’études, et l’une des interventions avait évoqué la problématique des
« lanceurs d’alerte ». Durant ce même temps, le chef de service a
connaissance des plaintes des élèves, mais ceci de manière vague et diffuse,
sans faits précis. A l’issue du délai imparti lors de la première rencontre,
les deux professionnels, ainsi que le psychologue, décident donner au chef de
service le nom de l’enseignant spécialisé concerné. Mais tous trois exigent que
cet enseignant ne connaisse pas le nom des personnes qui ont fait part de
l’information, en dehors du psychologue qui informera cet enseignant que
l’information est communiquée au chef de service.
Questionnements :
Du conflit de loyauté entre valeurs professionnelles et solidarité entre pairs,
manifestement, les valeurs professionnelles ont été privilégiées à cette étape.
Le délai de réflexion a permis aux professionnels d’approfondir une réflexion
éthique et d’avoir des éléments de réflexion supplémentaires. Mais le conflit
demeure dans la demande d’anonymat d’une part, dans le positionnement du
psychologue d’autre part : celui-ci faisant partie de l’équipe, ne pouvait
pas avoir toute la lucidité professionnelle pour apprécier la situation, englué
lui-même dans les problématiques du travail d’équipe, avec ses enjeux de conflits
et de pouvoir, où il avait lui-même sa place à définir. Le problème étant ainsi
posé sur le plan institutionnel (le responsable hiérarchique est informé d’une
situation qui pose problème), comment va agir l’institution, selon une éthique
de conviction (il y a des valeurs intangibles à respecter) ou selon une éthique
de responsabilité (en analysant l’ensemble des conséquences qu’auraient les
décisions prises) ?
Situation, étape 3 :
L’information étant aux mains de chef de service, celui-ci décide d’en faire
part à son directeur, pour trois raisons : premièrement parce qu’il estime
la situation effectivement préoccupantes pour les élèves concernés,
deuxièmement parce qu’il avait été précédemment en conflit (à plusieurs
reprises) avec cet enseignant, troisièmement parce que cet enseignant était
investi dans des activités syndicales et de représentation du personnel.
Questionnements :
Le questionnement à ce niveau peut se faire selon deux alternatives, une
éthique de conviction ou une éthique de responsabilité. Selon l’éthique de
conviction, le non respect des valeurs de l’établissement, fondées sur les
valeurs universelles, conformes aux objectifs de la loi du 2 janvier 2002,
affichées dans la charte et le règlement intérieur, engageait à faire cesser, à
tout le moins à faire évoluer avec des garanties, les comportements de cet
enseignant. Selon l’éthique de responsabilité, il s’agissait d’analyser
l’ensemble des conséquences d’une telle décision : la défiance accentuée envers
la hiérarchie dès lors qualifiée d’« autoritaire », les risques de
climat social qui se dégrade à partir de la défense syndicale d’un
professionnel, les possibilités d’évolutions du comportement de la personne (en
dépit du fait que de telles alertes s’étaient déjà produites par le passé), les
risques d’une réitération de tels comportements, la sérénité du travail en
équipe, l’affichage éthique de l’institution, etc.
Cette situation n’a pas de conclusion, en dehors de la
décision qui fut prise par le directeur, et qui n’a ici pas d’intérêt en ce qui
concerne la réflexion éthique.
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