Adversaire et ennemi
La différence et la distinction de ressenti entre les
notions d’adversaire et d’ennemi sont parfois appréhendées confusément, tant
dans la vie personnelle que professionnelle, et font rarement l’objet d’une
pratique réflexive. On gagnerait pourtant, dans le secteur médico-social, à
élucider cette distinction fondamentale dans les rapports professionnels, tant
ceux-ci sont parfois biaisés faute de cette élucidation, afin de mieux se
donner des capacités de penser et d’agir dans de bonnes conditions. Un regard
philosophique peut contribuer à cette élucidation, avec une petite incursion en
philosophie morale et politique.
Le philosophe J.W. Müller dit : « Dans un régime
populiste, il est impossible d’être simplement un adversaire politique ;
si l’on s’oppose, on est un ennemi ». Il fait d’ailleurs de cette
distinction un des critères de différenciation entre la démocratie, et les
autres régimes (absolutiste, autoritaire, dictatorial, totalitaire, terroriste)
dont on peut penser qu’ils relèvent de la même modalité de relations
politiques. Mais cette distinction peut être vraie également dans d’autres
collectifs humains.
Dans les entreprises, qui ne sont pas des collectifs
démocratiques (les règles d’organisation peuvent parfois être discutées, mais
on n’influe pas sur les buts de l’entreprise, on n’élit pas ses dirigeants,
etc.), ce qui peut toutefois distinguer une entreprise d’une autre c’est la
nature du rapport entre les personnes (rapport verticaux autant
qu’horizontaux), selon qu’ils se déroulent selon le modèle de l’adversaire ou
selon le modèle de l’ennemi. Lorsque le désaccord n’est pas permis, qu’il
prenne une forme collective (répression syndicale par exemple) ou individuelle
(menaces, harcèlement, « si vous ne partagez pas nos valeurs… »),
l’adversaire (en toute légitimité) se trouve transformé en ennemi à exclure, à
neutraliser, à « supprimer ».
Mais c’est aussi vrai dans d’autres situations, comme
lorsque un groupe professionnel impose son « idéologie » et
transforme tout adversaire légitime, qu’il soit collègue d’une autre catégorie
professionnelle ou cadre hiérarchique, en ennemi dont il faut empêcher
l’expression par tous les moyens (comme dans le cas des régimes populistes plus
haut), y compris les plus vils : dénigrement, calomnies, harcèlement,
« name and shame », etc.
Dans certains établissements pour jeunes sourds, cette
position est tenue par la catégorie des enseignants spécialisés. Tout
questionnement de leurs pratiques, de leur statut, de leur place, qu’il vienne
d’une réflexion institutionnelle ou personnelle, ou qu’elle vienne des
organisations qui évoluent (par exemple l’arrivée des interfaces de
communication ou des interprètes en LSF dans l’accompagnement de la
scolarisation) produit des rapports professionnels sur le mode ennemi. Les
« auteurs » des changements théoriques ou pratiques font l’objet
d’une délégitimation qui parfois peut prendre des formes violentes :
manifestations de mépris envers les autres catégories, utilisation de
différentes instances pour des attaques personnelles, accusations fantasmées,
mobilisation des professionnels contre des personnes, pratiques de
manipulation, etc. De là à penser que de cette situation professionnelle à
celle décrite plus haut sur les régimes politiques non démocratiques, il n’y a
qu’un pas…
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