Performant, bienveillant, et inhumain
Il faut aller voir « Moi, Daniel Blake » le dernier film de Ken Loach (sortie le 26
octobre 2016). Il faut aller le voir parce qu’il présente ce à quoi peut
aboutir une société (mais c’est aussi la nôtre) qui vise à la rationalisation,
l’optimisation, l’efficience, la performance, etc., de ses services sociaux et
publics, tout ceci sous le masque de la promotion de l’individu et de sa
responsabilisation. Le cinéaste y décrit comment notre société
contemporaine considère, reconnait, les oubliés, ceux qui pour différentes
raisons (dans le film, c’est l’impossibilité de travailler pour une raison
médicale) sont exclus de la marche en avant de la société (mais qui donne cet
ordre de marche ?), les « losers »
d’une société qui s’affiche naturellement « winner ».
On sort de ce film révolté par la situation du personnage
principal du film, et par la manière dont il est (mal)traité par différents
services censé qui apporter de l’aide. Mais rétorquera-t-on, Ken Loach
exagère ! Ce n’est quand même pas comme cela en France ? Ce n’est
quand même pas comme cela pour les personnes en situation de handicap ?
Peut-être n’est-ce pas arrivé à ce niveau, et sans doute le
cinéaste a-t-il décrit une situation humaine paroxystique et des fonctionnements
de service également paroxystiques. Mais dans les modèles contemporains de
gestion des politiques publiques, ce n’est par rapport au film qu’affaire de
degré, pas de nature. Notre société agit avec les exclus, pauvres, chômeurs,
marginaux, handicapés, tous les oubliés du « progrès » et des
évolutions sociétales, selon le modèle, certes paroxystique, qui est présenté
dans le film. Modèle qu’on perçoit difficilement quand on est du bon côté de la
barrière, tant il est hégémonique dans la pensée dominante.
Les services (de l’emploi, de l’invalidité) agissent avec le
plus grand professionnalisme (des règles, des procédures, des
formulaires : tout est là, tout est amélioré au fur et à mesure), parfois
même avec une bienveillance (mais attention : dans une séquence du film, à
une occasion une professionnelle du Jobcenter
fait preuve de bienveillance à l’égard du héros ; elle est immédiatement
réprimandée, cette bienveillance n’étant semble-t-il par professionnelle, et
sans doute signe d’un manque de performance) ; il y parfois du cynisme
(quand il s’agit par exemple des engagements que doit prendre le chercheur
d’emploi par rapport à son engagement contractuel avec l’Etat) ; Il y a
aussi du mépris (la séquence de l’atelier CV est remarquable !). Il y a la
plupart du temps de la bonne volonté. Mais il n’y a pas d’écoute : le film
est construit justement sur ce canevas de l’écart, malgré toute la technologie
mise en place, entre les besoins, parfois vitaux, des personnes et les
catégories de réponses des services.
Alors oui, tout est mis en place pour répondre aux besoins
des personnes (ou pour s’en débarasser). Et à cet égard les services font
preuve d’efficience, d’efficacité, de performance des services, des
professionnels et des outils (y compris l’utilisation d’Internet par des
personnes éloignées de cette technologie !). Mais cette performance, même
si l’on y ajoute une plus-value de bienveillance, est totalement inhumaine, et
rend inhumains même les professionnels qui agissent parfois avec la meilleure
volonté. Elle produit ce cri de révolte : « Je ne suis ni un client, ni un consommateur, ni un usager… Je suis
Daniel Blake … Je suis un homme, je suis un citoyen ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire