Les ogres, révélations sur le système qui maltraite nos bébés
de Victor CASTANET, Flammarion, 2024, J'ai lu, 2025
Si vous voulez avoir une idée précise, argumentée et étayée,
de la catastrophe et des dégâts produits par l’organisation du secteur privé
lucratif dans les politiques publiques dans les modes d’accueil de la petite
enfance et plus généralement dans les activités du care, lisez ce
livre ! On le savait déjà, de manière fort documentée, pour ce qui
concerne les personnes âgées, dans l’organisation de EHPAD (du même
auteur : Les fossoyeurs, 2023). On le savait déjà aussi dans le domaine de
la petite enfance avec deux ouvrages parus coup sur coup en 2023 : Le
prix du berceau (de D Gastaldi et M Périsse, Seuil), et Babysness
(de B Lepetit et E Marnette, Robert Laffont). Cet ouvrage vient, opportunément,
confirmer et renforcer les craintes sur un état des lieux effoyable. Il vient
témoigner du scandale de l’instrumentalisation d’une activité de care,
où l’on attend a minima de l’humanité, pour une finalité étrangère à l’objet
même de l’action, celle du profit maximal de quelques entrepreneurs, dont
l’objet réel d’activité dans l’accueil de la petite enfance n’est autre que de
« faire de l’argent », comme d’autres font de l’argent avec la mise
en boite de petits pois.
Le choix de Victor Castanet se porte sur le fonctionnement
d’un des quelques acteurs majeurs qui se sont développés depuis plus de vingt
ans, après la « libéralisation » et l’ouverture au privé lucratif, des
crèches, le groupe People&Baby. C’est l’acteur le plus caricatural, le plus
odieux, mais à ce titre, il a l’avantage de faire voir de manière directe et
outrancière ce que les autres parviennent à euphémiser, à parer d’un langage
humaniste et bienveillant. Dans cette configuration d’organisation privée lucrative,
l’activité d’accueil des jeunes enfants ne se fait pas « vocation »,
ou par éthique sociale républicaine, ou souci du social. Elle se fait pour un
but unique : le profit le plus important qu’il se peut pour les fondateurs
ou actionnaires de ces opérateurs.
Dans le début des années 2000, il manquait des places en
crèches pour accueillir les jeunes enfants. La solution retenue par les pouvoir
publics (ce fut un choix politique) fut de libéraliser la création de crèches,
avec différents dispositifs de financements publics. Depuis cette date, ce sont
donc principalement des crèches privées qui ont été créées et se sont
installées sur le marché, y compris par des délégation de service public. Avec
des « résultats » appréciables, puisque ce sont aujourd’hui des mastodontes
gérant des milliers de places et de professionnels, et la fortune de leurs
initiateurs. L’argument commercial reste toujours le service à la population,
aux familles, la mise en avant de la qualité, le bien-être et le développement.
Ce qui ne se manifeste pas toujours dans les faits ; ce qui se manifeste
de manière certaine, c’est la croissance des revenus et de la fortune des opérateurs.
L’exemple de People&Baby est à cet égard exemplaire, à
tel point que le groupe est exclu des instances fédératives par les autres
opérateurs, tant il est excessif dans son fonctionnement. Il y a de quoi. Car
cette volonté forcenée de profit se fait par tous les moyens, légaux ou à la
limite de la légalité, au détriment de la qualité de vie des jeunes enfants et
de celle des professionnels. Et des combines pour gagner de l’argent, il y en a
de multiples. Il y a bien sûr, comme dans les EHPAD, les restrictions sur le
nourriture : des commandes de repas inférieures au nombre d’enfants
inscrits (il y toujours des absences !) qui posent problème quand tous
sont présents ; des économies sur le nombre de couches et de changes (on
ne change pas la couche pour un petit pipi !) ; des achats de
matériel pédagogique ou éducatif toujours remis à plus tard (par contre il y du
budget pour meubler l’accueil afin d’améliorer la « qualité
perçue » !)
Ces petites économies s’ajoutent à de plus grandes économies,
en particulier au niveau de l’encadrement professionnel. Cela commence par les
réponses aux appels d’offre : pour gagner par exemple le marché d’une
collectivité locale, la réponse est effectuée avec des postes en moins par
rapport aux concurrents. Même si la réponse reste dans les préconisations
légales, la gestion au quotidien de cette organisation n’est pas sans poser de
problèmes, dans l’encadrement quotidien du ratio en présence des enfants, dans
la gestion des absences des professionnels, et dans la qualité des conditions
de travail (et les opérateurs s’étonnent du turn-over et des difficultés de
recrutement !). Ce contexte de mauvais qualité de vie des professionnelles
joue bien évidemment un rôle dans la mauvaise qualité de vie des enfants. La
gestion des absences des professionnels est exemplaire des
« combines » pour gagner de l’argent : car une professionnelle
absente (maladie, démission) n’est pas (ou le moins possible) remplacée, donc le
poste n’est pas rémunéré, et la place rapporte toujours autant. Il n’y a donc
pas d’argent pour financer les postes auprès des jeunes enfants, mais il y a de
l’argent pour une hiérarchie de contrôle (des taux d’occupation ou de
facturation) et pour des commerciaux qui ont pour mission de continuer à vendre
des places en crèche.
Il y a même plus « tordu » : une crèche
utilise des locaux, pour lesquels des loyers sont dus. Quoi de plus simple que d’être
propriétaire de ces locaux ( via une SCI), et ainsi toucher, de la part de la
crèche, des loyers majorés ? C’est ainsi que se constituent des fortunes
financières ou immobilières (en 20 ans, un autre opérateur a ainsi pu se hisser
dans le top 500 des fortunes françaises). Fortunes bâties sur de l’argent
public puisque le financement des places de crèches en dépend :
subventions, réductions et déductions d’impôts pour les acheteurs de places
(collectivités, entreprises, particuliers). On arrive à des organisations low-cost
pour des retours sur investissement high-cost.
Il y a certes du vilain ogre dans les promoteurs de
l’accueil de la petite enfance. Mais il y a aussi une responsabilité des
politiques publiques. Dans le choix initial fait de développer avec de l’argent
public un secteur lucratif destiné à enrichir une minorité. Mais aussi dans le
mode de suivi et de contrôle de la part des institutions. C’est ainsi qu’a été
créée une tarification à l’heure, liée à l’optimisation du taux d’occupation.
Ce qui laissait la porte ouvert à beaucoup de ces promoteurs pour facturer des
heures non faites, de remplir les heures non faites par des enfants de passage,
etc. De façon à avoir un taux de facturation et un taux d’occupation optimum.
La description de ces fonctionnement laisse songeur. Depuis
plus de vingt ans, les principes d’une économie et d’une gestion néolibérales,
dans lesquelles le profit à plus que toute sa place, se mettent en place dans
l’ensemble des activités « sociales », avec les privatisations et la
« lucrativisation » de pans entiers de la société : l’hôpital,
l’éducation, la petite enfance, les personnes âgées, les pompes funèbres… Les
principes se matérialisent dans des dispositifs de gestion comme la
tarification à l’activité ou la tarification à l’heure comme dans les crèches.
Là où les choses sont le plus avancées dans cette mutation sociétale, la
nouvelle organisation n’a pas fait les preuves de son efficacité, témoin
l’hôpital pendant la pandémie de la COVID 19. Et pourtant cela n’est nullement
remis en cause par les pouvoirs publics, qui participent du new management
public qui porte ces évolutions. SERAFIN-PH, la réforme du financement en
cours dans le secteur médico-social, poursuit dans la même direction,
installant le cadre organisationnel de cette évolution. Comme la réforme de
l’hôpital s’est faite pour le bien des patients, celle de la petite enfance
pour le bien des jeunes enfants, celle des EHPAD pour le bien des personnes
âgées, celle en cours se fait aussi pour le bien des personnes handicapées. Il
y aurait peut-être lieu de s’en méfier. Jusqu’au jour où, peut-être, un
journaliste d’investigation ne dévoile le scandale de la marchandisation des
personnes handicapées.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur
Tout commence par un mail d’alerte, en février 2022,
quelques mois avant le drame qui a coûté la vie à une fillette dans une crèche
à Lyon. Deux ans et demi d’investigations, 200 témoins, des lanceurs d’alerte
qui risquent leur vie professionnelle, des documents explosifs démontant
l’enfer du décor. Ce récit saisissant révèle les secrets de People&Baby, le
« premier gestionnaire indépendant français en crèche ». Un groupe
qui pèserait un milliard d’euros. Mais un ogre peut en cacher bien d’autres. Un
secteur qui fait bloc, des mairies complices, le sommet de l’Etat impliqué…
Nos enfants sont en danger, nous sommes tous concernés

