Le trouble, emblème de l'emprise médicale
Le terme de « trouble » est sorti d’un cercle restreint, celui des caractérisations médicales, pour désigner, maintenant dans le public, différentes caractéristiques humaines. Déjà, depuis relativement longtemps, la notion de trouble était l’équivalent de la maladie : c’est le cas par exemple dans le domaine psychique, où l’on parle indifféremment de trouble psychique (ou mental) ou de maladie psychique (ou mentale). Les deux terminologies manifestaient de manière indifférenciée l’emprise médicale sur le domaine concerné. La notion de trouble était plus proche aussi semble-t-il de la définition donnée de la santé par l’OMS peu après sa création : « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ».
Plus récemment le trouble a remplacé le terme de déficience,
en particulier dans ce qui était qualifié de « déficience
intellectuelle ». Dans cette situation, effectivement, la déficience,
définie comme une atteinte du système organique, était difficilement
justifiable : dans le cas d’une trisomie 21 par exemple, il y a une
« déficience » chromosomique, mais pas intellectuelle. La HAS a donc
redéfini en 2022 les caractéristiques concernées comme un trouble du développement
intellectuel (TDI) : « Il ne s’agit donc pas d’une maladie mais d’un trouble qui
apparaît durant la petite enfance et évolue tout au long de la vie. Il est
caractérisé par une altération des fonctions cognitives qui affecte les
apprentissages. Le TDI a ainsi des conséquences sur les capacités d’adaptation
des personnes avec des répercussions sur les actes de la vie quotidienne. »
S’il est bien précisé que ce n’est pas une maladie, il n’en reste pas moins
qu’il reste dans le domaine médical (d’ailleurs c’est la HAS qui le définit
ainsi), même si ce qui permet de le déterminer concerne des aptitudes cognitives
et comportementales qui n’ont rien à voir avec la médecine. A ce niveau aussi,
l’emprise médicale persiste, et on pourrait même penser qu’elle s’accroit, en
prenant explicitement sous sa compétence des caractéristiques comme celles de
la cognition ou du comportement.
Mais ce qui a le plus contribué au développement du terme
trouble, ce sont les caractéristiques relatives aux dysfonctionnements divers
de développement, qu’on identifie dans les « dys » : troubles du
langage oral, troubles du langage écrit, troubles de la motricité, troubles du
calcul, troubles de l’écriture, etc. La dénomination de ces différentes
difficultés a eu le mérite de mettre à l’agenda politique les réponses
nécessaires aux problèmes rencontrés, en particulier à l’école. Ces
dysfonctionnements étaient considérés comme de l’ordre de difficultés
d’apprentissage, souvent en lien avec la scolarité. Cela ne signifie pas que
ces dysfonctionnements aient été pris en compte au sein de l’école :
l’image du cancre ne parvenant pas à apprendre à lire n’est pas une fiction,
pas plus que les souffrances induites dans ces situations.
Ces
dysfonctionnements ont acquis le statut de trouble dans le contexte d’une
construction sociale, et nullement en raison de découvertes à caractère (ou
prétention) scientifique portées par les neurosciences, la génétique ou la
biologie. Les troubles en question sont diagnostiqués sur des manifestations
socialement observables dans les manières de faire, de vivre, d’être, dans la
réalisation d’aptitudes. Le trouble est un écart à la norme attendue, cruciale
dans l’école au niveau des apprentissages et des comportements, prédictive de
la future insertion sociale. Passant de difficultés à trouble, le phénomène a
acquis une (pseudo) scientificité, garantissant des réponses en termes
d’accompagnement. Il a acquis également une référence médicale (diagnostic,
traitements, préconisations), manifestation de l’accroissement de l’emprise
médicale sur la vie quotidienne et le fonctionnement humain.
L’emprise médicale
est peut-être une manifestation du bio-pouvoir, théorie que Michel Foucault
avait développée, et la continuation d’une approche individuelle qui assigne
les difficultés ou le handicap à la personne.

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