De chair et de fer, Vivre et lutter dans une société validiste
de Charlotte PUISEUX (La Découverte, 2022)
Le validisme est une notion encore trop méconnue. Des activistes en situation de handicap l’ont fait connaitre, les recherches en disability studies l’ont renseigné, quelque émissions radio ou TV ont élargi son audience. Contre d’ailleurs la dénégation de la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, qui a affirmé que le validisme n’existait pas. Cela reste une notion méconnue, en particulier chez les professionnels de l’intervention médico-sociale : à plusieurs reprises, en formation auprès de professionnels de terrain ou cadres intermédiaires, j’ai pu constater la méconnaissance de cette notion, ainsi que la méconnaissance des luttes menées par les personnes concernées.
Pour comprendre ce qu’est le validisme, dont le contenu conceptuel ne peut se résumer à une définition, rien de mieux que de le vivre par procuration, en lisant ce livre de Charlotte Puiseux, activiste de la lutte anti-validiste. Dans cet ouvrage, elle a écrit sa biographie. Mais une biographie politique, dénonçant ce qu’elle a pu subir comme les effets d’une idéologie validiste, décrivant ses conditions de vie, de relations, de place sociale comme des caractéristiques d’une société validiste.Dans son introduction elle présente clairement sa position
d’écrivaine et de militante, donnant déjà une première définition de ce que
peut être le validisme : « Aujourd’hui, je veux écrire sur ce que
j’ai vécu, mais en rattachant mon expérience à une histoire collective. Je veux
écrire sur le handicap, mais en rejetant les éternels poncifs qui saturent les
discussions autour de ce sujet. Je ne veux absolument pas me présenter comme
l’héroïne d’une histoire de résilience et de dépassement de soi issue d’un
imaginaire validiste. Et je ne veux pas contribuer aux discours ambiants qui
font du handicap une tragédie personnelle.
J’écris sur le système d’oppression qui touche l’ensemble
des personnes handicapées, qu’elles aient un handicap physique, psychique,
sensoriel, cognitif, mental. J’écris sur le fait de ne pas correspondre aux
normes médicales et sociales établissant les termes de la validité, sur sa
production en tant que décision politique et émanant de rapports de domination.
Qui a décidé que marcher, voir, entendre, utiliser le langage oral, percevoir
la réalité d’une certaine façon… étaient des conditions pour qu’une vie soit
jugée digne d’être vécue ? Et pour quelles raisons ? J’écris sur
l’idéologie qui se déploie dans toutes les sphères de la société, parfois avec
une extrême violence, souvent de manière insidieuse à travers les plus infimes
gestes et attitudes des personnes valides, des détails qui s’incrustent en
nous, personnes handicapées, et que nous intériorisons. J’écris sur les
discriminations que nous subissons. J’écris sur le validisme. » (p.10-11)
Mais qu’est-ce que le validisme ? C’est un ensemble
d’attitudes, de représentations, de décisions, d’organisations, etc. qui
produit une infériorisation et une mise à l’écart des personnes en situation de
handicap. « On ne parle pas ici de validisme assumé, de haine ouverte
envers les personnes handicapées, mais d’un validisme souterrain bien plus
sournois dont les individus qui le véhiculent n’ont pas conscience. »
(p.30). Il se manifeste au quotidien, et entre autres choses, par la volonté
sociale et politique de réparation des corps, de rendre valide. « Non
mon rêve n’était pas de marcher (marcher n’a jamais été vital !) ni de
courir. Oui, je voulais avoir une vie sociale, des relations amoureuses,
travailler… Mais la solution n’était pas de me rendre valide. » (p.32).
Toutes les personnes dont on ne peut rétablir le fonctionnement
« normal » deviennent ainsi des « valides ratées ».
C’est une prise de position radicale, et c’est justement ce
radicalisme qui permet de comprendre que ce qui relie deux personnes en
situation de handicap entre elles, ce ne sont pas leur caractéristiques
physiques (il n’y a rien qui se ressemble entre une personne Sourde, une
personne ayant une trisomie 21 ou une personne dysphasique). C’est plutôt que
la société rejette à tel ou tel moment telle ou telle caractéristique
corporelle ou psychique en fonction de degré de divergence avec les normes
corporelles ou psychiques établies. C’est ce rejet qui constitue une
caractéristique commune que l’on peut nommer oppression ou domination. La
marginalisation des personnes en situation de handicap, leur mise au ban de la
société est une construction sociale et politique des dominants institués et
désignés comme valides, la validité constituant dès lors la norme de
l’inclusion dans la société. « Un individu est désigné handicapé parce
qu’il est exclu des critères de la validité, parce que son corps, au sens
large, ne correspond pas aux critères délimités par une société donnée dans un contexte
précis. Ces critères varient selon les normes sociales et l’importance
attribuée à telle ou telle capacité. » (p.84)
Cela amène l’auteure à s’interroger (et à nous interroger)
sur nos représentations (individuelles et collectives) et nos attitudes
concernant les personnes en situation de handicap. Il nous semble naturel de
penser qu’un dysfonctionnement corporel (déficience, maladie, troubles)
constitue une anomalie au regard du fonctionnement de la presque totalité de
l’humanité. Cette anomalie (le segment qui est outre la « presque
totalité ») est instituée en a-normalie selon des critères produits par la
société. Si presque tout le monde voit, celui qui ne voit pas constitue une
anomalie, transformée en anormalité. A cette division de l’humain entre normal
et non normal, s’ajoute une hiérarchisation des existences, qui place ces
derniers en bas d’une hiérarchie des valeurs d’une vie. Ceci a des conséquences
éthiques en ce qui concerne justement la définition fonctionnelle ou médicale
du fonctionnement corporel, et le jugement sur la valeur des vies. L’auteure
rappelle justement que ces critères ont donné lieu pendant la pandémie à des
décisions de sélection des patients pour les soins, autre manifestation du
validisme. « Car faire de la validité et du handicap deux sphères
autonomes produit inévitablement un classement des individus. Utilisé comme
simple outil pour ranger les individus selon des diagnostics, dans une visée de
reconnaissance sociale, ce classement exclut de ses rangs nombre de personnes
handicapées qui n’éprouvent pas ces définitions dans leur propre vécu. Et si un
système de valeurs lui est en plus associé, les personnes qui se trouvent en
bas de ce classement se voient plus ou moins strictement exclues de l’humanité,
leur vie n’étant pas considérée comme véritablement digne d’être vécue. »
(p.93)
Le validisme se définit donc par ses manifestations tout au
long du cours de la vie d’une personne en situation de handicap dans les
manières dont celle-ci est mise en marge de la société au nom d’un critère
unique de bon fonctionnement corporel et de la persistance de fonctionnement de
la société au profit de ceux qui ont ce bon fonctionnement. Il est « cette
idéologie qui repose sur le fait que les corps désignés comme valides ont plus
de valeur que les corps désignés comme handicapés ; ce qui entraine des
discriminations des personnes handicapées dans tous les domaines de la
société ». (p.99)
C’est le médical, étendant sa définition de la santé à la
philosophie de la vie, qui définit dès lors ce qui est bien ou mal, ce qui est
humain ou « moins » humain, autrement dit qui donne une échelle de
valeurs aux vies. « Le handicap a longtemps été compris uniquement
comme une déficience médicale : dans cette perspective, une personne
handicapée est caractérisée par un manque, une défaillance, une insuffisance,
une faiblesse organique et/ou psychologique. Le corps, l’esprit, le
comportement ne correspondent pas aux normes érigées par la médecine en vue de
définir la bonne santé, distinguer le sain du pathologique et, finalement,
délimiter la pleine et entière humanité. » (p.16)
Extraits de la présentation de l’éditeur
Dès l’instant où je suis née, j’ai porté sur moi les
marques évidentes du handicap. Ma relégation aux marges de la société s’est
alors installée irrémédiablement et il semblait naturel que mon existence se
déroule en bas de la hiérarchie des vies humaines.
Mais ce destin tragique n’a rien de naturel : il est
écrit par une société qui érige des normes à coups de mesures légales et
d’examens médicaux et exclut certains corps, certaines vies. Aller à l’école,
travailler, se loger, tomber amoureuse, se déplacer, militer, avoir des enfants…
Toutes les activités qui font de nous des êtres sociaux sont très difficilement
accessibles aux personnes handicapées. Plus que nos corps et nos esprits, ce
sont les structures sociales qui entravent nos vies.
Dans cet essai autobiographique, je retrace cette histoire de violences et de discriminations dont j’ai hérité et décrypte le système idéologique qui les soutient : le validisme. Mais je raconte aussi que nous, les personnes handicapées, pouvons-nous réapproprier cette histoire et faire de nos identités des outils de lutte pour l’émancipation et des sources de fierté.
L’ouvrage est susceptible de déstabiliser nombre d’habitudes
de penser et d’agir, en particulier de ceux pour qui la tâche est d’accompagner
des personnes en situation de handicap. Mais cette déstabilisation ne peut être
que salutaire, car c’est une condition impérative de changement et d’émancipation
des personnes en situation de handicap.
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