"Rendre la vue à des aveugles"
Ce n’est pas dans les Evangiles (Jean 9.1-41) que j’ai lu cette formule. C’est dans le presse et les réseaux sociaux que je l’ai lue, où une information indiquait que des implants fabriqués à partir de cellules de porcs ont permis de rétablir la vision d’une vingtaine de patients atteints d’une dégénérescence oculaire, dont certaines complètement aveugles. Formidable, merveilleux, admirable, fantastique, miraculeux (comme dans les Evangiles !). L’on ne peut que se féliciter des progrès scientifiques qui permettent de surmonter ou supprimer des déficiences et ainsi permettre aux personnes qui ont de telles déficiences et les incapacités qui leur sont liées de mieux vivre, d’avoir une vie plus semblable à celle des autres, d’être mieux adaptées à la société dans laquelle elles vivent. Au-delà de cet exemple de la vision, dans nombre de domaines de déficiences et d’incapacités, les innovations techniques et scientifiques, biologiques et pharmaceutiques, ont permis à de nombreuses personnes d’améliorer leurs compétences et leurs capacités, et leur ont facilité la vie. Voir la vie de ses congénères s’améliorer ne peut que nous satisfaire.
Pour autant
cette posture n’est pas exempte d’ambigüités. En effet, lorsqu’on examine les
termes dans lesquels sont présentées, traduites et communiquées (autant par les
scientifiques que par les médias) ces innovations, on perçoit en arrière-plan
des représentations qu’il y aurait peut-être lieu d’interroger. Les formulations
laissent percevoir, non la vie quotidienne ou les situations de vie avec les
difficultés, mais le fait que ces personnes ont quelque chose en moins par
rapport à la population générale : elles ne voient pas, elles n’entendent
pas, elles ne marchent pas, elles ont des capacités intellectuelles moindres…
Et que précisément les innovations viennent réparer ces manques, ces écarts,
cette « anormalité ». Ce n’est pas le fait que la société ne s’adapte
pas aux caractéristiques corporelles ou psychiques de ces personnes qui est
interrogé. C’est l’idée que ces personnes ne sont pas comme « tout le
monde », qu’en définitive il leur manque quelque chose que précisément
l’innovation vient réparer, restaurer, remplacer, combler, voire guérir.
Autrement dit, derrière un tel discours, adulateur de ce type d’innovation,
c’est l’ancien (et toujours actuel) mythe de l’homme « normal », de
l’homme complet, idéal, voire parfait qui est à l’œuvre.
Dans le champ
des approches conceptuelles du handicap, cela renvoie au mieux au modèle
biomédical, qui attribue la responsabilité des difficultés de la vie à la
personne et à ses caractéristiques, et nullement à un environnement qui met des
obstacles à cette vie en raison des caractéristiques conçues et faites pour des
personnes relevant de la « norme », et n’ayant pas de déficiences.
Les innovations médicales, biologiques, technologiques (prothèses) ou
pharmacologiques s’inscrivent ainsi, sous les applaudissements de tous, comme
des moyens de réduire les écarts et de rejoindre la norme, pour faire des
personnes concernées des êtres humains à part entière, le plus normal possible.
Ces postures
idéologiques (conceptuelles ?, éthiques ?, politiques ?)
poussent à et légitiment une « fureur de soigner », qui se manifeste
par une grande inventivité médicale, biologique ou technologique, dont la
finalité n’est autre que de créer ou re-créer l’homme complet, l’humain
déficient étant considéré comme incomplet. La logique de cette posture se
prolonge dans le post-humanisme ou le trans-humanisme, l’homme augmenté, le
néo-humain, la « suppression » de la mort. La hiérarchisation des
vies que l’on trouve affirmée dans ce modèle va à l’encontre des principes
d’égalité de droits, d’égalité d’être, de respect absolu de chacun dans ses
caractéristiques et ses vulnérabilités.
Il ne s’agit
pas bien sûr de ne pas faciliter la vie de nombre d’êtres humains en coupant
court aux progrès médicaux et techniques, mais de resituer ceux-ci à leur juste
place de facilitateurs, et non à celle de produire des individus prétendument
« normaux », et d’éviter cette « fureur de soigner »,
parfois non respectueuse des êtres humains. L’innovation ne peut être confondue
avec la suppression de la diversité.
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